Biographie d’Ipoustéguy

Ipoustéguy en trente épisodes marquants !
Une vie d’artiste à lire et à voir.

« Peut-être suis-je un peu marginal. Je suis un enfant des banlieues et le peu de culture que j’ai, je l’ai acquise dans les cours du soir et dans les musées »

Nourrisson - photos personnelles

1920

Ipoustéguy, la Grande Guerre en héritage

Jean Robert, dit Ipoustéguy naît le 6 janvier 1920 à Dun-sur-Meuse d’un père Lorrain, Eugène Robert, menuisier, et d’une mère basque, coiffeuse, Madeleine Ipoustéguy. Ils auront aussi une fille, sa sœur cadette Michèle. Toute son enfance, Ipoustéguy baigne dans la mémoire de la Première Guerre mondiale, à la fois par la proximité des champs de bataille et par les récits de sa famille. Son existence-même est intimement liée à la guerre : ses parents ne se sont-ils pas rencontrés parce qu’Eugène fuyant la Lorraine, doit se réfugier en Charente ? De cette guerre qu’il n’a pas vécue, Ipoustéguy restera imprégné toute sa vie. Il appréciait qu’on l’emmène revoir les cimetières américains ou allemands, les champs de bataille ou l’ossuaire de Douaumont.

Ipoustéguy nourrisson © Photo personnelle

Avec sa soeur - photos personnelles

1926-1628

Naissance d'une vocation, contre vents et marées

Élevé dans une famille modeste, l’enfant est attiré par la peinture -sans y être encouragé, loin de là. Mais lui n’en démord pas, il en fera son métier, proclame-t-il. Fin de non recevoir de la part de ses parents : « autant dire feignant ». Il est pourtant doué en dessin (un de ses maîtres d’école l’accusa un jour d’avoir fait faire son dessin par son père…) -trop doué peut-être dans ce milieu rural.

Sa mère, au caractère fort et sec, peut avoir « la main leste » ; son père plus doux aime la compagnie et –avec modération- les bistrots où il peut s’échapper de la vie du foyer. Ce père artisan, menuisier, ou coiffeur quand le travail manque, est habile de ses mains et ne déteste pas jouer aux peintres du dimanche. Son fils l’accompagne, attiré autant par la présence paternelle que par « l’odeur de la térébenthine ». À 4 ans, il signe, au dos d’une des œuvres de son père un dessin en perspective de ce qu’il appellera 70 ans plus tard « le dessin de ma vie ». À 17 ans, il obtiendra la note maximale en dessin au brevet élémentaire.

Ipoustéguy et sa sœur déguisés © Photo personnelle
Ipoustéguy écolier, un vrai petit signe !

Années 30

Déracinement... et lunettes de banlieue

Ipoustéguy a 10 ans. La famille, pour des raisons économiques, s’installe à Saint-Georges-de-Didonne, en Charente, puis, en 1937 à Pavillon-sous-Bois en banlieue parisienne. Ici ou là, difficile de gagner sa vie pour ce couple travailleur, mais pauvre. Une anecdote marquera sa mémoire : Ipoustéguy a toujours été myope. Sa paire de lunettes fut financée par le maire de Pavillon-sous-Bois. N’ayant jamais oublié cet épisode, il fit don à la municipalité, à la fin de sa vie, d’une de ses œuvres.

Ipoustéguy en tenue d’écolier © Photo personnelle

Ipoustéguy en 1938 - archives personnelles

1937-1938

Découverte des Arts et de la Culture

A 17 ans, après avoir obtenu 20/20 en dessin au brevet élémentaire (« mon seul diplôme ! ») Ipoustéguy travaille chez Bouly, un fabricant de chaussettes. Lors d’une course à Paris, son chemin croise celui du dessin : depuis un autobus sillonnant le boulevard du Montparnasse il est attiré par la pancarte des cours du soir de la Ville de Paris. Il s’inscrit ! Au hasard, et au cours de Robert Lesbounit, qui deviendra à la fois son professeur de dessin et d’humanités. Grâce à lui, Ipoustéguy découvrira la culture, le Musée du Louvre, le théâtre de Jouvet, la littérature d’Hemingway et d’Isaac Babel… Un choc et une révélation, pour le jeune homme qui n’a jamais évolué que dans les références scolaires. C’est aussi Lesbounit qui le « baptise Ipoustéguy » pour le démarquer des autres « Robert » présents lors d’une exposition.

Portrait d’Ipoustéguy en 1939 © Photo personnelle
Ipoustéguy à Birkenfiled en 1945

1939-1942

Survivre

La Seconde Guerre mondiale éclate. Jeune soldat -19 ans- Ipoustéguy est mobilisé à Dijon pendant la Drôle de guerre. Après l’Armistice, il devient un temps clerc d’avoué -avant de s’enfuir pour Saintes sous une fausse identité afin d’échapper au STO. Il s’installe chez son oncle sous le patronyme de Monsieur Dominique. Il a maquillé lui-même sa carte d’identité et, grâce à son air juvénile, peut se rajeunir de 6 ans. Son oncle est « petite main » pour la Résistance, mais Ipoustéguy ne le rejoint pas. Il se gardera toute sa vie d’adhérer à quelque mouvement ou organisation que ce soit, politique ou artistique.

23 juin 1942. La RAF bombarde Saintes. Au même moment, Ipoustéguy est en train de repeindre le panneau des horaires de train à la gare. Sous le déluge de bombes, un soldat allemand le tire par la salopette jusque dans le bunker faisant face à la gare. Aujourd’hui dans cette même gare, on peut admirer sur le quai Maison de Lénine ou La Conception, marbre réalisé en 1969, donné des années plus tard à la SNCF en souvenir de cet épisode où Ipoustéguy a frôlé la mort.

Ipoustéguy à Birkenfeld 1945, au premier plan à gauche © Photo personnelle

Ipoustéguy en 1938 - archives personnelles

1943-1946

Paris, où tout est promesse

Premières expositions collectives à Paris : Librairie La Hume et Salon des Moins de Trente Ans (où il exposera régulièrement tous les ans jusqu’en 1950). Alors Ipoustéguy change de vie : il se réinstalle à Paris, commence à écrire, se marie avec Geneviève Gilles avec qui il aura son premier enfant, Dominique, né en 1945.

Ipoustéguy devant Bombardier 1946 © Photo personnelle
Ipoustéguy avec ses copains à Saint Jacques de Montrouge

1939-1942

Le tournant de la sculpture… et de Choisy

Ipoustéguy participe avec ses copains des cours du soir à la création des fresques et des vitraux de l’Église Saint-Jacques de Montrouge. A cette époque, il découvre les ateliers à Choisy-le-Roi du céramiste Le Noble. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il enseigne le dessin dans les écoles d’Issy-les-Moulineaux. Il est très apprécié des élèves qui le baptisent « le capitaine des enfants ».

Il loue son premier atelier à Choisy. Au début des années 60, il réussira à racheter « Choisy » à la faveur de son entrée à la Galerie Claude Bernard. Ipoustéguy restera très proche de tous ses copains de l’époque : certains ont continué de peindre (comme Jean Martin) d’autres ont changé de voie. Il est très affecté par le suicide de Roger Binne dont il entendait les pas la nuit lorsqu’il dormait dans son atelier. En 1959 il créera en ciment, puis en bronze, une de ses premières « grandes » sculptures, Roger et le peuple des morts.

Ipoustéguy et ses copains dans l’Eglise Saint-Jacques de Montrouge . De Gauche à Droite : Martin, Pécheux, Hersent, Bourigeaud, Binne et prof. Robert Lesbounit
Ipoustéguy en 1938 - archives personnelles

1951

L’engagement artistique embrasse le temps

Dans son petit « gourbi » où il vit à Choisy-Le-Roi, Ipoustéguy façonne en plâtre Christ à Mac Gee. Déjà, l’artiste se montre sensible à l’actualité, à ses récits et à ses images. Il dévore la presse. Ici, il rend hommage au Noir Américain Willie MacGee exécuté par électrocution dans le Mississipi. Cette condamnation à mort soulève de grands mouvements de protestation aux Etats-Unis et en France.

L’œuvre reste à l’extérieur pendant de nombreuses années, protégée de quelques bâches. Modelée par les intempéries, elle est redécouverte par l’artiste qui la fait réaliser en bronze à la fin de sa vie , seulement agrémentée d’une couronne d’épines exécutée avec des chutes de bronze.

Ce travail du temps et des éléments fait dire à Ipoustéguy dans son long entretien avec Evelyne Artaud : « C’est un beau symbole que ce Dieu, chargé jour après jour de toutes nos déchirures. Ainsi une grande partie de cette sculpture s’est faite à l’écart de moi et s’est donc trouvée prise hors de ma propre formulation. C’est une exception qui se situe à l’opposé de tout ce que j’entreprends, et qui renforce ma prudence quand au sectarisme des méthodes »*.
Cette œuvre est aujourd’hui installée dans le cœur de l’Eglise de Dun-Haut, non loin de Mort de l’évêque Neumann.

* Evelyne Artaud, Ipoustéguy, parlons…, Diagonales, 1993, p. 19

Ipoustéguy lisant Le Monde © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy avec ses copains à Saint Jacques de Montrouge

1952-1954

Sculpter, soit, « à vos risques et périls ! »

En 1952, il rencontre le marchand de Picasso, Kahnweiler qui apprécie ses œuvres mais cherche à le dissuader de faire de la sculpture car ça ne se vend pas*… « N’oubliez pas que vous deviendrez sculpteur à vos risques et périls… ».

Premiers assemblage. Avec le Croiseur Aurore, il rend hommage à l’un des épisodes majeurs de la Révolution d’Octobre en Russie. Admiratif de l’histoire et de la culture russes, il parle souvent de ses deux rêves (non réalisés) : « aller au Lac Baïkal et exposer sur la Place Rouge ». Première exposition collective à l’étranger. Premières recherches abstraites.

Pierre Assouline, L’Homme de l’art, D.-H. Kahnweiler 1884-1979, Gallimard, Paris, 1989

Ipoustéguy dans une galerie rive droite, devant un dessin remarqué par Khanweiler © Droits réservés
Ipoustéguy en 1938 - archives personnelles

1956-1957

Aux grands rendez-vous de la sculpture

Première participation au Salon de Mai à Paris, grâce au soutien du sculpteur Adam (Henri Georges Adam, dit.) qui fait partie du comité de sélection. Dans cette manifestation majeure de l’art vivant de l’époque, Ipoustéguy propose une forme architecturale en plâtre, Rose, dont il réalisera une version en marbre à Carrare en 1968.

Professeur de dessin à Issy-les-Moulineaux, il profite des vacances de Pâques pour construire dans les ateliers Lemnos, à Pantin, le Cénotaphe, en tôle d’acier.

D’abord, il l’intitule Le Tombeau de Picasso avec la volonté de rendre hommage à l’œuvre du grand maître. Autour de lui, des voix cherchent à l’en dissuader. Motif : « on » pourrait y voir une puérile bravade !. Ipoustéguy cède, lui qui déteste la provocation et ne dira jamais de mal de l’œuvre d’un confrère, en public comme en privé. Aujourd’hui, le Cénotaphe est présent tout à la fois dans les collections du Musée d’art moderne de la ville de Paris et du prestigieux MIT, Massachusetts Institute of Technologie.

Ipous devant Heaume © Droits réservés

Ipoustéguy avec César Roel d'Haese et Dodeigne

1960

Galerie Claude Bernard, rue des Beaux-Arts

En 1960, Claude Bernard qui a découvert une de ses œuvres au Salon de Mai, met Ipousteguy sous contrat et lui organise sa première exposition personnelle dans sa galerie à Paris, rue des Beaux-Arts. Il fera beaucoup pour lui, dans sa promotion et sa prise en charge initiale, ce qui lui permet d’abandonner l’enseignement du dessin à l’Éducation nationale pour ne se consacrer qu’à la sculpture.
Il rencontre à la galerie de nombreux autres artistes qu’il côtoie de loin mais qu’il apprécie : César, Roel d’Haese, Raymond Masson, Crémonini ou Dodeigne.
Trois ans plus tard, Ipoustéguy et César, qui avaient l’habitude de faire le tour des galeries de la Rive gauche, repèrent un jeune inconnu dans une exposition collective : Sam Szafran. Grâce à ces intermédiaires Szafran rejoindra lui aussi la Galerie Claude Bernard. *

* Anecdote tirée du hors série de Beaux-Arts magazine consacré à Sam Szafran

Ipoustéguy avec César, Roel d’Haese et Dodeigne © Rony Heirman

Françoise et Céline avec le couple Hirshhorn

1962

Tournant figuratif et rayonnement international

Un voyage en Grèce avec sa seconde épouse, Françoise, le marque profondément : Ipoustéguy est saisi par l’art antique qui lui permet de faire surgir ce qu’il refoulait jusque là : la figure humaine. Il abandonne l’abstrait, qui intéressait pourtant les critiques, pour le figuratif. La Terre sera l’œuvre monumentale emblématique de ce « retour aux sources » esthétique. Le corps humain devient le grand sujet d’Ipoustéguy.

L’année suivante, il sculpte Homme. Cette œuvre est aujourd’hui installée dans les douves du Ministère de l’Economie et des Finances, choisie par l’architecte du projet, Paul Chemetov.

Première exposition personnelle à la Galerie Claude Bernard à Paris, et première exposition collective à New York à la Albert Loeb Gallery. Les Etats-Unis accueillent très vite les œuvres d’Ipoustéguy dans les Musées (comme au Guggenheim) et les collections privées. Ainsi le musée Hirshhorn achète un exemplaire en bronze de David et Goliath (1957). Ipoustéguy est impressionné par la délicatesse avec laquelle le « roi de l’uranium » -comme il le surnomme- se conduit avec son épouse, lors de sa visite à Paris.

Le couple Hirshhorn (à gauche) avec son épouse, Françoise, et sa fille Céline © Photo personnelle
Ipoustéguy dans l'atelier de Sam Szafran

1964-1966

Affirmation d’une singularité artistique

Il obtient le prestigieux prix Bright à la Biennale de Venise pour sa sculpture Discours sous Mistra, qui résume sa transition de l’abstrait vers le figuratif. L’idée source remonte à 1944, lorsqu’Ipoustéguy travaillait comme manœuvre à la base sous-marine de Bordeaux. Au cours d’un bombardement, il y pénètre. C’est une révélation. Devant lui s’ouvre un monde gigantesque, grouillant, fermé. C’est cette scène que la sculpture retranscrit en grande partie.

A partir des années 1960, Ipoustéguy affirme dans ses oeuvres sa singularité esthétique : « Les trois sculptures, La Terre, L’Homme et Discours sous Mistra marquent une affirmation du vocabulaire d’Ipoustéguy, de sa syntaxe, de ses schémas formels de prédilection au long de sa vie. Des volumes, des masses en saillies (…) s’opposent à des plans échelonnés ou superposés, le plus souvent troués ou perforés, qui signifient la profondeur, l’environnement naturel ou artificiel immédiat, plus tard l’ombre »*.

Première exposition personnelle à la galerie Albert Loeb à New York. Mal à l’aise dans les vernissage et détestant l’avion, il ne se rendra qu’une seule fois aux Etats-Unis, en 1997. Il sera impressionné par la vibrante Big Apple qui lui fait immédiatement penser à « 5e symphonie de Beethoven ». Ce voyage lui permettra d’aller voir in situ son œuvre À la lumière de chacun, installée en 1983 devant l’Ambassade de France à Washington.

En 1966, Sam Szafran prête à Ipoustéguy son atelier de la rue Crussol à Paris. Pendant de longs mois, il produit une série de toiles grand format impressionnantes. Cette incursion dans la peinture ne dure pas, Ipoustéguy réalise qu’il est avant tout un sculpteur et dessinateur.

* Pierre Gaudibert, Ipoustéguy, le Cercle d’Art, 1989

Ipoustéguy dans l’atelier de Sam Szafran rue Crussol en 1966 © Droits réservés
Ipoustéguy et sa sculpture l'Agonie de la Mère

1968-1971

Quand Père et Mère s’invitent à l’œuvre sculpté

Alors qu’il travaille sur une œuvre monumentale en marbre, continuité d’un triptyque pictural intitulé La Mort du Pape, son père décède en février 1968. Ipoustéguy substitue alors le visage du pape Jean XXIII par le masque mortuaire d’Eugène Robert, réalisant ainsi la promesse faite à son père alors qu’il était jeune homme (« un jour, je te ferai en pape ! »).

L’oeuvre finale, La Mort du Père, est acquise par la National Gallery of Victoria en Australie. La même année Bertrand Renaudinot, documentariste habitué de Choisy, reconstitue dans un court-métrage le face à face entre Ipoustéguy-sculpteur (il s’est aussi représenté dans cet ensemble) et les souvenirs de son père.

La vie intime, transfigurée dans des thématiques plus universelles, est toujours présente dans la sculpture d’Ipoustéguy. Ainsi, comme un pendant, il réalise en 1971, l’Agonie de la mère, impressionnant gisant en marbre qui décrit les derniers moments de souffrance de sa mère, atteinte d’un cancer du sein.

Devant Agonie de la mère © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy aux ateliers populaires des Beaux Arts

Mai 68

L’artistique en prise avec le politique

Parallèlement les questions et revendications soulevées par le mouvement de mai 1968 trouvent un écho certain chez Ipoustéguy. Il réalisera un ensemble important de lithographies -comme autant d’affiches politiques- dans l’Atelier Populaire des Beaux-Arts à Paris. Un livre objet, Le Sirop de la rue (consultable, avec d’autres, à la Bibliothèque Stanislas de Nancy) en rassemble la plus grande partie.

Dans un tout autre registre, très attentif à l’actualité, qu’il suit avidement dans la presse, il est frappé, sur une photo de Paris-Match, par la courbure des jambes de la nageuse olympique Kiki Caron. Il restituera ce mouvement dans le marbre Les Plongeusessculpture de ses jambes que la championne admirera des années plus tard au Centre culturel Ipoustéguy de Doulcon dans la Meuse.
En 1969, naît sa deuxième fille, Marie-Pierre.

Ipoustéguy aux ateliers populaires des Beaux-Arts © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG
Ipoustéguy et sa sculpture l'Agonie de la Mère

1970-1971

Foisonnement intellectuel, création et notoriété

À la même époque, sa maison-atelier de Choisy devient une maison ouverte à des jeunes –artistes ou non- venant de tous les horizons. Certains comme Patrick Varnier y sculptent, d’autres y photographient, comme Despatin et Gobeli. On y croise régulièrement André Glucksman et parfois Patrice Chéreau. Cette maison sert même, en 1972 d’imprimerie « clandestine » à La Cause du peuple, journal de la gauche prolétarienne interdit à l’époque (menée par Serge July et prémisse de Libération). Ipousteguy participe de loin à cette vie communautaire, préférant toujours le calme de son atelier. Jacques Kébadian commence également à le filmer en train de travailler (Ipousteguy et son œuvre sculptée, Histoire d’une sculpture…). Certains de ces films seront produits par le jeune Marin Karmitz qui apprécie son oeuvre.

En ce début des années 70, Ipousteguy acquiert une grande notoriété et multiplie les expositions en France et à l’étranger (Berlin, Copenhague, Paris, New York, Rome, Darmstadt… et en 1971 il obtient sa première commande publique : l’Homme forçant l’unité, installée devant le CNE à Grenoble.

A Choisy avec, de gauche à droite, Jacques Kébadian, Patrick Varnier, Bertrand Renaudineau © Despatin et Gobeli
Ipoustéguy et André Glucksman à Choisy

1972

La Mort du Frère, hommage à Pierre Overnay

A la demande d’André Glucksman, Ipoustéguy réalise une sculpture en hommage à Pierre Overney, jeune ouvrier maoïste tué par un vigile de la régie Renault à Boulogne-Billancourt. Ipoustéguy représente le jeune homme nu, poing levé, un plateau ceignant ses épaules. Sur ce plateau repose le corps mutilé d’un jeune Maghrébin. Il s’est inspiré d’un dessin de Lucas Signorelli pour lui donner puissance et héroïsme. Comme souvent chez Ipoustéguy, la réception est mauvaise, le comité voyant dans cette représentation une provocation et non un hommage. Il se réapproprie cette œuvre, qui devient La Mort du Frère, une des plus fortes et des plus politiques de sa carrière. Il a modifié le sexe et le visage du personnage, maintenant dissimulé sous un mouchoir, pour le rendre anonyme –et donc universel-, et ne pas gêner la famille.

Ipoustéguy et André Glucksman à Choisy-le-Roi © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy travaillant la mort de l'évêque Neumann

1974-1976

Ipoustéguy, l’écorché à vif

Sa fille ainée, Céline, meurt brutalement. Il est à Carrare quand il l’apprend : il ne fera plus jamais de marbre par la suite. Sa sculpture, Scène comique de la vie moderne reflète, deux ans plus tard, ce traumatisme profond et la violence du choc provoqué par l’annonce de ce décès brutal. Comme toujours avec Ipoustéguy l’histoire personnelle n’est jamais frontalement proposée aux spectateurs. C’est la marque de sa grande pudeur, même si, au sens propre dans cette oeuvre il nous présente en réalité son autoportrait en « écorché vif ».

La figure enfantine de sa fille apparaîtra la même année dans une autre œuvre monumentale. En 1975, l’Église de Philadelphie a demandé à Ipoustéguy de s’intéresser au futur premier saint américain, John Neumann, canonisé en 1977. Sans contrainte particulière, il allie le marbre et le bronze dans la représentation des derniers instants de l’Évêque, mort dans la rue dans l’indifférence générale, hormis une jeune aveugle, ici prenant les traits de Céline. L’œuvre n’est pas appréciée par le commanditaire -avec les grandes institutions, Ipoustéguy a l’habitude ! « Il manquait des néons » en déduira-il, malicieux. Elle ne traversera jamais l’Atlantique. Le visiteur peut l’admirer aujourd’hui dans l’Église Notre-Dame de Bonne garde, à Dun-Haut dans la Meuse.

En 1985, il commence la série des monumentales « jeunes filles », ensemble de saynètes de la vie quotidienne, pour l’anniversaire des 20 ans de son aînée perdue. Une manière pour Ipoustéguy de « prolonger le destin » de celle qui n’a pas pu grandir.

Travaillant à Mort de l’évêque Neumann © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy face au Val de Grâce

1977

Val de Grâce : l’art, et son audace, face aux conservatismes

Ipoustéguy répond à une nouvelle commande, attiré par le cahier des charges prévu par les autorités militaires : la fraternité dans le secours apporté au blessé. La sculpture portera le nom de l’hôpital dans lequel il doit trôner, le Val de Grâce. Lors de la présentation du projet la tension est palpable. Un officier ose déclarer qu’il faudrait sortir ce type d’artiste « à coups de pied au cul ». Qu’est-ce qui les a tant perturbé ? La représentation d’un blessé nu ? La tête trop féminine ? (réalisée effectivement à partir d’un moulage). L’indignation des représentants du ministère de la Culture, Michel Troche et Bernard Anthonioz, qui le soutiendront toujours, leur fait quitter la séance. La sculpture est finalement installée dans le hall de l’hôpital grâce à l’intervention du Ministre de l’époque, Charles Hernu *.

Les rejets, souvent violents, n’empêchent pas Ipoustéguy d’être distingué à l’étranger comme en France. En 1977 il reçoit le Grand prix national des Arts.

*La sculpture est aujourd’hui à l’hôpital Percy (Clamart 92) suite à la fermeture de l’hôpital du Val de Grâce. Voir carte des œuvres en Ile de France.

Ipoustéguy face au Val de Grâce © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy avec Ruckkhaberie de la Kunsthalle de Berlin

1978

Reconnaissance du grand public, des deux côtés du Rhin

En 1978, La Fondation Nationale des Arts graphiques et plastiques organise rue Berryer à Paris, sa première rétrospective. Les photographes Despatin et Gobeli -qui ont leur labo photo à Choisy et suivent souvent « Ipous » dans ses nombreux déplacements- immortalisent la présentation de la cinquantaine de sculptures et autant de dessins. Cette exposition le fait définitivement reconnaître de la presse grand public et spécialisée.

Une présentation équivalente à Berlin, orchestrée par Dieter Ruckhaberle à la Kunsthalle, l’année suivante scelle l’histoire d’amour entre Ipoustéguy et l’Allemagne. Ce sera d’ailleurs un historien allemand, Michaël Lipp qui, sous la direction du Professeur Hans-Jürgen Imiela, rédigera la première thèse consacrée au travail d’Ipoustéguy, en 1992.

Avec Dieter Ruckaberle © Droits réservés
Ipoustéguy avec sa sculpture l'Homme Construit sa ville

1979

L’odyssée en (très) grand d’« Ecbatane » à Berlin

Nouvelle aventure allemande, la plus folle. En 1978 Ipoustéguy remporte un concours organisé par la mairie de Berlin. Ce sera L’Homme construit sa ville, sculpture monumentale (« la plus grande jamais réalisée par un homme seul » estime-t-il) installée devant le Palais des congrès. De la création de l’œuvre –réplique agrandie quatre fois et remaniée de Ecbatane– à sa fonte en Italie et son transport jusqu’à Berlin Ouest, c’est une véritable épopée. Ce périple, qui s’achève par une grève de la faim devant les difficultés à se faire payer, est filmé dans Histoire d’une sculpture réalisé par un autre grand habitué de Choisy-le-Roi, le réalisateur et documentariste Jacques Kébadian.

Construisant Homme construit sa ville © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy avec ses filles en bronze, sur la place Louis Padel à Lyon

1981

L’ombre s’impose dans l’œuvre

Les années 80 marquent un tournant esthétique dans la carrière d’Ipoustéguy. En 1981, il réalise quatre ensembles monumentaux pour la place Louis Pradel de Lyon, dont Louise Labéle grand pivot de mon œuvre ») qui marque la prise en compte dans les sculptures de l’ombre. Le sculpteur, qui l’envisage comme « inaliénable » aux êtres ou aux objets, représentera dorénavant ses sujets accompagnés de leur ombre, en toute matérialité. Ipoustéguy sculpte cette « belle cordière » de plus de 3 mètres, grâce à un échafaudage « maison » construit à l’extérieur. Le court métrage de Despatin et Gobéli, Dans mon jardin, j’ai vu mon ombre, permet de voir l’artiste au travail sous les commentaires éclairants de Jeanne Fayard lus par le comédien Marcel Bozonnet.

Dans le TGV flambant neuf de ses incessants allers retours Choisy-Lyon, il rédige ses souvenirs d’enfance « de zéro à treize ans » : Chronique des jeunes années.

Le comédien et metteur en scène Marcel Bozonnet -un familier de Choisy- interprète sur scène Marie de l’Incarnation, pièce conçue à partir de la correspondance de Marie Guyart au 17e siècle. Ipoustéguy réalise une série d’aquarelles inspirée de ce spectacle et de la performance de l’acteur seul en scène.

Avec ses deux filles en bronze pour la fontaine de la place Louis Pradel à Lyon © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy séchant de l'aquarelle

1982

Nature et Simplicité

Avec Louise Labé, Ipoustéguy a abandonné les recherches sur l’anatomie pour se tourner vers des formes plus primaires. Il se met à sculpter des fruits, alors même qu’il les dédaignait pour leur simplicité même. Les natures mortes, en aquarelles ou en bronze seront le grand sujet de ce début des années 80. Il apprivoise ainsi une nature qu’il croyait ne pas aimer.

Séchage de l’aquarelle dans son atelier de Choisy-le-Roi © Despatin et Gobeli

Sculptre à la lumière de chacun dans l'atelier d'Ipoustéguy

1983

Indépendance et reconnaissance

Il répond à une commande du Ministère des Relations extérieures. A la lumière de chacun célèbre le bicentenaire de l’indépendance des Etats Unis, le 3 septembre 1983. Elle est installée devant l’ambassade de France à Washington. L’année suivante Ipoustéguy reçoit la légion d’honneur des mains de Jack Lang.

À la Lumière de chacun dans l’atelier © Despatin et Gobeli

Ipoustéguy avec le bateau de Rimbaud

1984

Le Poète, le Sculpteur et le Président

Le président de la République, François Mitterrand lui commande une sculpture sur le poète Rimbaud : ce sera L’homme aux semelles devant. Ipoustéguy s’empare du sujet, autant par amour de l’œuvre que par fascination du personnage qui a littéralement scindé sa vie en deux : poète précoce puis marchand d’arme. Il rédigera même, avec le jeune universitaire Bertrand Tillier, un ouvrage-hommage, Rimbaud, l’enfant lettré, quelques années plus tard.

Son titre (le jeu de mot sans finesse –dont était pourtant friand le poète- n’est pas accepté), et l’exécution déroutent : l’installation en 1988 donne lieu à de nombreuses critiques dans la presse. A cela s’ajoute l’obstination de l’administration à ne pas le payer (« on ne sait pour quel raison votre nom est systématiquement rejeté en bas de liste par l’ordinateur… » s’entendra-t-il rétorquer pour toute explication). Soutien scandalisé d’Ipoustéguy, Louis Clayeux lui donne l’opportunité de rencontrer le président Mitterrand, alors que celui-ci assiste derrière une palissade à la simulation de la future pyramide du Louvre : « À mon arrivée, il m’a regardé d’un œil noir (…) le lendemain, j’étais payé ».

Aujourd’hui, bien loin des polémiques, cette sculpture est installée au bord de la Seine, dans les jardins Tino Rossi. Elle y a rejoint Hydrorrhage, autre sculpture appréciée par les promeneurs parisiens.

Avec le bateau de Rimbaud, l’Homme aux semelles devant © Droits réservés

Ipoustéguy en dédicace d'art

1988-1989

À la Santé de la Révolution célébrée par la Littérature et le Cinéma

En 1988, il réalise un ensemble monumental à Bagnolet : A la Santé de la Révolution. L’accueil est –contrairement à l’accueil fait à son Rimbaud en 1984- enthousiaste. Le sujet lui plaît, « la Révolution échappe à l’institution », tout comme la destination, les jardins populaires du Parc de Bagnolet. On aperçoit une partie des grandes aiguilles de bronze représentant la Liberté, l’Égalité et la Fraternité (les « Bagnolettes » comme il les surnomme) qui veillent sur la figure de la République, dans quelques plans du Nom des gens, film de Michel Leclerc (2010).

A la santé de la Révolution fait la couverture de la monographie Ipoustéguy qui paraît l’année suivante au Cercle d’Art avec les textes de Pierre Gaudibert. Y figure également un premier entretien avec Evelyne Arthaud. En 1993 un long entretien prendra la forme d’un ouvrage où Ipoustéguy se livre sur sa vie et sur œuvre, Ipoustéguy, parlons… En 1989, l’auteur américain John Updike publie un essai sur l’art Just Looking dans lequel un long article (« La pulsion vitale ») est consacré à Ipoustéguy. Il y côtoie Cranach, Renoir, Modigliani… John Updike enverra à la famille de l’artiste une lettre admirative au décès de ce dernier.

En 1989, il part, accompagné de son ami le peintre Rainer Mordmüller qui joue les interprètes, à Celle en Allemagne recevoir le prix de la Fondation Heitland. A cette occasion la ville installe Homme passant la porte (1966) et Lecture (1985) dans l’espace public. Elles y sont toujours visibles aujourd’hui.

Dédicace de la monographie du Cercle d’Art © Photo René Lanaud
Ipoustéguy devant L'Homme

1995

Eros et Thanatos !

En 1995, un ancien instituteur, Robert Desnos, fait une recherche sur les Dunois célèbres et découvre Ipoustéguy. Cet épisode le fera revenir sur les lieux de son enfance. Il noue des liens avec la communauté de Dun-sur-Meuse, Jeannot Lambert en tête, et avec le Département de la Meuse, sous la houlette de Jean-Pierre Hélas, qui lui réserve le meilleur accueil. Homme passant la porte (1966) et Discours sous Mistra (1965) accueillent depuis lors les administrés à l’hôtel du Département à Bar-le-Duc.
La même année, premières alertes de santé. Crise cardiaque, hôpital. Il sera plusieurs fois opéré (« ouvert comme un homard »), sympathise avec son chirurgien. Un dimanche à Choisy, ce dernier tombe en arrêt devant la sculpture Homme (1963) : les découpes qui lardent son torse sont identiques à celles qu’il a pratiquées sur son patient !

En réaction à cette proximité soudaine avec la mort, Ipoustéguy réalise une série de sculptures érotiques avec des matériaux de récupération. La facture est tellement explicite qu’elle réussira à faire rougir son grand copain Jean Moreau – figure journalistique du Nouvel Observateur – lors du déplacement de ces œuvres à la Galerie Valois pour y être exposées.

L’érotisme est un thème central de l’œuvre d’Ipoustéguy, tout comme la mort. C’est ce que soulignera d’ailleurs, la rétrospective posthume, « Ipoustéguy, Eros + Thanatos » organisée au Palazzo Leone à Legnano en Italie, par Flavio Arensi et Pascal Odille, en 2008-2009.

Lors du Centenaire de 2020 organisé par le Département de la Meuse une grande partie de ces œuvres était également présentées dans l’exposition Les Erotiques qui a fait l’objet d’une captation.

Devant Homme © Photo Walter Lewino

Affiche Rétrospective à Londres

1997-1999

En lumière dans les plus prestigieuses expositions à Paris, Londres, Berlin

L’exposition Made in France ouvre au centre Pompidou, conçue et réalisée par Germain Viatte, directeur du Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle. Cet accrochage propose « le parti pris d’une lecture libre et pluridisciplinaire de la création sur la scène française depuis cinquante ans », comme le dit la brochure. La sculpture Ecbatane est présentée dans cette mise en lumière des artistes français contemporains.

L’année suivante une magnifique rétrospective « Head, Hand and Heart » est organisée sur l’initiative de la Société Britannique Royale des Sculpteurs à Chelsea Harbour à Londres.

1999 est également l’année où il réalise sa dernière œuvre monumentale, Porte du ciel, installée à Braunschweig en Allemagne.

Affiche de l’exposition Head, Hand and Heart à Chelsea Harbour © Droits réservés

Ipoustéguy au Centre Culturel

2001

La Meuse au coeur

Dans la ville natale d’Ipoustéguy le « Centre culturel Ipousteguy » (« surtout pas de musée, ça fait mausolée… ») est inauguré. Il y met en dépôt une partie de ses œuvres, dont la réplique de Louise Labé et une version en bronze du Val de Grâce. Le stupéfiant Mangeur de Gardiens (1970), réalisé entièrement en céramique, les a rejoint depuis 2021.

En 2001, le catalogue raisonné de son œuvre, établi par l’universitaire Dominique Croiset-Veyre, paraît aux éditions de La Différence. On y trouve recensé toute l’œuvre sculpté de l’artiste, mais également des photos et des textes.

Ipoustéguy dans la Galerie Ipoustéguy au Centre culturel du Val dunois © Photo personnelle
Ipoustéguy devant sa maison

2003-2006

Témoignages d’une vie d’artiste

En 2003, il quitte Choisy-le-Roi, et emménage dans la ville qui l’a vu naître, dans l’idée de préparer sa succession. Le documentaire Ipoustéguy l’Homme qui déménage, retrace le déménagement de l’homme et de ses oeuvres en Lorraine.

En 2005, il réalise un long entretien avec Jean Daive, Surpris par la nuit, sur France Culture.

La même année le Département de la Meuse et Serge Domini éditent Ipoustéguy sculpteur qui rassemble les textes de Françoise Monnin, rédactrice en chef du magazine Artension, et les photos de Jacques Guérard.

Il s’éteint le matin du 8 février 2006, devant son bol de café et sa fenêtre à l’âge de 86 ans.

Ipoustéguy devant sa maison natale à Dun-sur-Meuse © Photo personnelle

Souvenirs de Marie-Pierre Ipoustéguy – Ipoustéguy catalogue raisonné– Ipoustéguy Cercle d’Art Pierre Gaudibert – Françoise Monnin Ipoustéguy sculpteur.