John Updike, « La Pulsion vitale »

Jean Ipoustéguy, né à Dun-sur-Meuse en 1920, est peut-être le plus important sculpteur français vivant, mais il est peu connu aux États-Unis. Deux parmi ses grandes statues en bronze, David et Goliath et Homme passant la porte sont visibles en permanence au milieu des sculptures du jardin du musée Hirshhorn à Washington, et trois œuvres en marbre firent partie de l’exposition du cinquantième anniversaire du musée Guggenheim ; cependant, les sonorités éclatantes de son patronyme ne résonnent pas au-delà des milieux artistiques professionnels et sa seule exposition individuelle aux États-Unis eut lieu en 1964, à la galerie Albert Loeb.

L’œuvre de la maturité d’lpoustéguy est baroque et surréelle ; elle frappera peut-être les Américains comme étant excessivement littéraire. II possède ce talent bien français de l’aphorisme élégant décoché à l’interviewer; ainsi: “ Tout est visage pour être dévisagé, puis envisagé de nouveau”, ou “Dieu créa la pesanteur pour se protéger des tuiles qui menacent le ciel”, ou encore “La sculpture n’est pas faite pour fonctionner, mais pour nous faire fonctionner”, et “L’objet, tout comme la machine, est en plein sur les nombres l’antiobjet (livre d’art) procède de l’intervalle entre les nombres.

L’Homme passant la porte (1966), sans doute son œuvre la plus connue dans ce pays (le musée Hirshhorn en a fait une carte postale), semble être, vu de devant, avec sa tête de robot aux yeux ronds et son pied levé, tendu à travers la porte fermée à claire-voie, une simple plaisanterie ; c’est le dos du personnage, détaillé avec solennité, rugueux par endroits, et curieusement palpé par le museau d’un chien allant en sens contraire. qui révèle l’étrange puissance à demi souriante du sculpteur, David et Goliath (1959) propose un exemple plus typique du style d’Ipoustéguy : des masses complexes dont le contenu figuratif est assez cruellement subverti, ainsi qu’une texture du bronze, dont le lustre mat et opaque -brillant mais non bruni, telle une tuile polie – est corrodé comme sous l’action d’un acide ou du temps, avec des coutures où le sculpteur a apparemment négligé de lisser des fragments indépendants de la carapace.

La tête casquée de David est rejetée en arrière comme s’il allait crier, mais on ne lit pas plus aisément sur son visage que sur la face d’un insecte. Goliath décapité (originellement installé à un niveau bien inférieur, sur un site français de rochers naturels), a été réduit à un fouillis inintelligible de pierres brisées. Le contraste entre un fini parfait et le matériau brut est une figure classique de la sculpture ; mais dans certaines œuvres d’Ipoustéguy, il paraît témoigner moins de la main du créateur que des assauts de la ruine ou de la destruction volontaire. Le Casque fendu (1958) précéda immédiatement David et Goliath et ressemble à une étude préliminaire. Ipoustéguy a dit de lui-même et de sa carrière : “J’ai cassé l’œuf de Brancusi” L’aspect d’éclatement, de troncature et de fragmentation nous rappelle aussi les chefs-d’œuvre de la sculpture, mutilés et abîmés, qui nous sont parvenus d’une longue époque antérieure à la Renaissance et à ses parfaits simulacres, antérieure au modernisme et à ses pépites profilées dont I’œuvre de Brancusi fournit le meilleur exemple.

Le travail d’lpoustéguy renvoie aussi à l’écorché anatomique, à ces dessins et à ces mannequins, effroyables mais splendides, dont les plus merveilleux et les plus supportables sont français, qui épluchent le corps humain couche par couche. Dans Petit Écorché et Scène comique de la vie moderne (tous deux de 1976), l’allusion est flagrante; mais fréquemment comme sur le dos et les pieds d’Homme passant la porte certains détails anatomiques ont un aspect écorché, pas vraiment de chair. La peau, absente ou présente, préoccupe Ipoustéguy tandis qu’il considère la multiplicité des apparences: “Nous possédons deux visages, celui qui est à l’air et celui qui est au sang, ce dernier calqué à l’intérieur de l’autre, sous l’épiderme.” Ses sculptures portent toute une variété de peaux, du poli marmoréen des premières demi-abstractions, où l’on brise l’œuf brancusien, ainsi Rose (1956) ou Crabe et oiseau (1958), et l’aspect étonnamment lisse de La Naissance (1968) ou de La Femme au bain (1966), aux textures de fracture, d’érosion, de tissu rugueux, d’argile effritée, d’agglomérats à la Giacometti, ou de morceaux de cire pressés. Son assemblage intitulé Discours sous Mistra (1965) présente l’aspect d’un tas de pierres érodées; Roger et le peuple des morts (1959) inclut des coquillages, des clous et des conserves dans sa dalle de crypte; quant au monumental Ecbatane (1965), il exhibe une rudesse subtile et poreuse car cette oeuvre a été sculptée dans du polystyrène léger, avant d’être fondue à partir de ce modèle par la technique de la cire perdue.

Râblé ( “L’homme est trapu”, selon le témoignage d’un journaliste), souvent photographié pendant qu’il travaille torse nu, Ipoustéguy maîtrise parfaitement ses matériaux. Avant de s’installer à Choisy-le-Roi en 1949 et de se consacrer surtout à la sculpture, il a travaillé et exposé des vitraux, des peintures à l’huile, des fresques, des lithographies et des tapisseries. Au début des années quatre-vingt, il exécuta une série de bronzes teintés chimiquement, figurant des fruits et des feuilles (1982-1984); ses grandes sculptures récentes mêlent assez désagréablement le corps humain à des formes tubulaires, et il fait fondre la fermeté de ses muscles pour leur accorder la texture immatérielle du papier (Val de Grâce, 1977 ; À la lumière de chacun, 1982). Désireux de rendre à la sculpture sa complexité d’avant Brancusi, Ipoustéguy puise dans la virtuosité de ressources qui nous rappellent les maîtres baroques et leurs juxtapositions exubérantes de matériaux (métal, pierre, couleurs de marbre) ainsi que leurs ambitieux assemblages de groupes humains au milieu d’un environnement fouillé.

Contrairement à ces nombreux sculpteurs modernes qui travaillent volontiers avec des matériaux aussi fragiles que la corde, l’argile, voire le sable, il n’emploie que la plus immuable des substances, dédaignant même le fer à cause de sa tendance à rouiller ; pour lui, la sculpture incarne la permanence : “Le langage est fugace, la sculpture est permanence.” Cette conviction s’allie de manière piquante à son tempérament joueur et à sa tentative d’exprimer des “contradictions, de vivantes contradictions”.

Le sculpteur crée des œuvres permanentes aux croisements de l’intérieur et de l’extérieur, de l’architectural et de l’humain, du fluide et du figé, du multiple et de l’unique. “Le sculpteur est celui qui a le don d’appréhender son élaboration de plusieurs points de l’espace à la fois, et sa probité professionnelle l’oblige à localiser autour d’elle le plus grand nombre possible de lieux d’observation ; j’y ajoute un poste supplémentaire situé au centre même de sa sculpture.” La multiplicité des points de vue contribue à expliquer la troisième main de l’Homme passant la porte, la troisième jambe de I’Homme (1963), les trois profils et bras d’Ecbatane, ainsi que les multiples téguments superposés de La Femme au bain, dont un second abdomen monté sur charnières.

Cela explique aussi les deux visages de la femme de La Maison (1976), exécutée dans ce style plus métallique et poli, privilégié par Ipoustéguy depuis ses superbes variations des années soixante sur la sculpture classique en pierre – Ecbatane, Homme et La Terre (1962). La Maison souligne sa nature métallique dans la vue arrière qui révèle le torse masculin assemblé de plaques épaisses autour d’un ovale géométrique, et un pelvis dont la stylisation est seulement interrompue par la forme organique, à demi visible, des testicules. Les bras masculins et féminins sont tranchés net, leurs moignons polis comme si ces membres passaient au-delà d’une toile. Les deux corps imbriqués constituent un rectangle structurel, la maison du titre, insinuant spirituellement que nos foyers se fondent sur la copulation. Cette allusion plaisante n’entame cependant pas la grandeur des formes musculaires, ni l’étrange agonie de ces contorsions, I’homme sans tête ni mains semblable à un insecte masculin dévoré pendant l’acte sexuel, et sa partenaire montrant deux visages – un masque social sans yeux placé devant la tête masculine absente et un visage intérieur arqué dans l’extase de l’orgasme. Ipoustéguy a décrit l’une des caractéristiques de son œuvre comme « l’anatomie des hommes mêlée à une sorte d’environnement« , et dans La Maison l’environnement est suggéré non seulement par les coussins placés sous le dos de la femme et celui de l’homme, lisse comme un mur, mais aussi par cette intimité coupée du monde, la chambre privée de la pose rectangulaire. “Mes personnages sont toujours en train de se conjuguer avec des formes géométriques, architecturales.

La position extrêmement souple et soumise de la femme dans La Maison, qui forme des angles droits. fut anticipée dans un dessin au crayon datant de 1975, et se retrouve dans un cycle érotique de fusains en 1978-1979; le désir qu’a l’artiste d’explorer et de mettre au jour le site de notre naissance dépasse la simple libido pour toucher au royaume de la compassion stoïque. La Naissance est aussi lisse et iconique que l’un des œufs de Brancusi, et néanmoins aussi précis, d’un point de vue anatomique, qu’un manuel médical. La légère asymétrie des pieds offerts, la symétrie délicate de l’anus exposé, l’impression de forces antagonistes donnée par les cuisses féminines et les bras masculins et secourables, le crâne du nouveau-né qui émerge -tout cela émeut, à un niveau fondamental rarement abordé par l’art.
Cette sculpture, qui atteint à une pureté et à un poli rares, qui n’inclut aucune de ces failles et de ces superpositions grossières dont l’artiste gratifie d’ordinaire ses nus, a été curieusement associée, par Ipoustéguy lui-même, à I’Homme passant la porte : « Bien d’autres de mes sculptures ont dit cette poussée vitale, la pulsion vitale. Ainsi, dans I’Homme passant la porte, je pousse la porte, je pousse la tête, j’entre dans la vie. En luttant contre les agressions de la vie par une agression en retour. Pour me venger de ce qui m’agresse. » Les textures corrodées, corrompues et brisées qui interrompent les surfaces lisses comme la peau témoignent donc d’une lutte entre la vitalité et ses ennemis ; une autre espèce d’environnement, celui du combat darwinien et des outrages du Temps, se mêle à l’anatomie des hommes. Le corps humain, dans sa vulnérabilité héroïque, sert de support à la merveilleuse diversité des matières et des styles d’lpoustéguy. De ses œuvres érotiques, il a dit: « Ce sont les fruits des expériences de mon corps. De mon vécu sensuel. Tout œuvre vient du corps et y revient.« 

Les fragments anatomiques impliquent une force vitale que la forme globale est devenue trop triviale pour incarner la matérialité s’authentifie à travers des parties dupliquées, séparées et transmutées. Ipoustéguy a créé des sculptures de mains, de pieds de seins et de jambes seuls, d’un coude isolé (Grand Coude, 1978), de vulve (Tryptique, 1976), de cour (Cœur gros, 1966) et de cerveau (L’Encéphale, 1966). La Mort du père (1968) distribue, autour d’un personnage central endeuillé et tenant un maillet de sculpteur, dix têtes au repos, chacune portant une mitre papale et offrant une grande diversité d’élégantes transformations osseuses l’art sépulcral aussi reconnaît, avec une honnêteté dévastatrice, la vérité du corps. L’humanisme sculptural d’lpoustéguy ne peut laisser de côté la célèbre condition fragmentée, isolée, angoissée et morbide de l’homme du XXe siècle. Pourtant, ainsi que John Ashbery l’a montré dans l’un des remarquablement rares commentaires pertinents écrits en anglais (pour le catalogue d’une exposition londonienne en 1964) sur ce magistral sculpteur post-moderne, il manque à son oeuvre la qualité élégiaque présente dans celles d’un Brancusi, d’un Moore ou d’un Giacometti, où “subsiste un désespoir caché”. Ashbery ajoute : “ Chez lpoustéguy, il n’y en a aucun non qu’on puisse le qualifier d’esprit positif, mais il n’y a tout simplement pas la place ni le temps pour cela – ses personnages sont entièrement occupés à vivre jusqu’au bout le rôle que leurs formes leur assignent.
La virtuosité baroque d’lpoustéguy, sa passion digne de la Renaissance pour l’anatomie humaine, ses textures usées et fatiguées et ses titres anecdotiques sont tous issus d’une époque prémoderne et pourtant, une sorte de futurisme effrayant hante ses prières obstinées en marbre et en bronze. Elles s’accrochent à la lisière d’un monde privé de tout jugement. Ses sculptures refusent de se soumettre à toute idée académique ou anti-académique ; ses clowneries, comme celles de Picasso, répondent à l’exubérance de la nature. La complexité de l’organique vivantes contradictions ! – l’enivre. Sa main collabore avec les forces inhumaines qui créent et le rugueux et le lisse. Le satiné et lascif Sein tactile (1968) souligne seulement l’aspect tactile qui imprègne toutes ses créations ; nous souhaitons toucher ses œuvres, tout comme nous désirons toucher d’autres corps. car leurs textures ne sont pas monotones, mais sensibles et variées. La sculpture d’Ipoustéguy offre l’intimité métamorphique propre à toute rencontre naturelle, dans les substances d’un environnement classique.

John Updike
Extrait de Un simple regard, Horay, 1990,
traduit de l’anglais par Brice Matthieussent