Walter Lewino, « L’Oeuvre d’Ipoustéguy »

L’homme est trapu. Ce qui frappe dès le premier abord, c’est la grosseur, le galbe, des biceps, et puis, aussi, le ventre plat. Les mains sont courtes, aux ongles ras. Elles malaxent de la glaise constellée de grumeaux, en dégagent des crêpes épaisses, en étirent d’interminables boudins. Les boudins, les crêpes s’assemblent, s’accolent au flanc d’une construction à taille d’homme faite de blocs de ciment rose grossièrement encastrés et ouverts de toutes parts. Des cavités se dessinent. Le centre est creux. Des objets, des jouets, de vieilles médailles, tantôt noyés, tantôt moulés dans le ciment, modulent (le mot est à la mode) les passages, les extérieurs. Nous sommes en automne 1964, à Choisy-le-Roi; Ipoustéguy travaille à son «Discours sous Mistra».

C’est de 1954 que date sa première sculpture vraiment aboutie et qui a fait carrière, la «Rose». Elle est la pierre de fondation d’une œuvre complexe, d’une œuvre aux aspirations multiples et enchevêtrées qui, conçue sur plusieurs plans aussi bien dans le temps que dans les intentions, se diversifie inlassablement. Mais d’une œuvre constante et têtue qui avance sans faiblesse vers un absolu heureusement toujours remis en cause par l’artiste lui-même. Il s’en est expliqué:
«Picasso traque le monde, il l’arrange (ou le dérange) selon un processus avant tout visuel. C’est pourquoi il n’y a pas de fil conducteur décelable dans son œuvre car cette primauté de la vue le livre à la merci de ses rencontres et des apparences. Il déclare à Brassaï: «Il me semble étrange qu’on soit venu à faire des statues de marbre… Je comprends qu’on puisse voir quelque chose dans une racine d’arbre, une lézarde de mur, dans une pierre corrodée, un galet… mais le marbre? Il se détache en bloc, ne propose aucune image. Comment Michel-Ange pouvait-il voir son David dans un bloc de marbre?» Pourquoi ne vient-il pas à l’idée de Picasso que Michel-Ange était lui-même son David, et prisonnier dans le bloc de marbre duquel il lui fallait se dégager ? A l’opposé de la position picassienne je vois Giacometti. De lui, je dirai que c’est un «réducteur de noyau», car il agit pour une concentration toujours plus forte et plus essentielle de son propos. Moi, partant d’une obsession formelle (je pense que c’est l’œuf, ou l’utérus, ou le poing) je la développe et je voudrais qu’elle agglutine, qu’elle annexe de proche en proche le monde environnant – gens et choses et paysage – cela peut donner aussi bien mes tactiles que «le Discours sous Mistra» ou «Alexandre devant Ecbatane» (qui sont une tentative de sculpture-paysage). Chez moi la plastique n’est que le résultat de mes «mobiles d’être» intimes. D’habitude, l’idée première, l’idée source du travail que j’ai dans les mains remonte à plusieurs années. Ainsi maintenant, entre autres, je pense surtout à un morceau important que je vais faire plus tard. Pas ma prochaine sculpture. Celle après, peut-être. Je l’ai en tête depuis un bout de temps. J’ai fait beaucoup de dessins.
Ce sera un couple. L’homme, la femme, et puis la ville aussi, derrière. Pour l’instant, je vois où ça va s’articuler, là, entre l’homme et la femme. La ville, je la vois moins bien, je ne sais pas encore comment elle va se raccorder. Peut-être qu’elle sera englobée, qu’elle digérera le couple. Peut-être qu’elle sera plus loin, par-derrière ou par-dessus… Il faut encore que je réfléchisse, que je dessine. Tout cela peut encore beaucoup changer, mais quand je passerai à l’exécution, ça sera entièrement là, dans ma tête. Ça bougera peut-être un peu, en cours de route, mais plus beaucoup, seulement dans le détail… C’est une question de… je ne sais pas… Qui, je pars toujours d’une idée. Je me suspends d’abord à de grosses ficelles, puis ça travaille en profondeur, ça se nuance peu à peu. Un beau jour, c’est mûr. Je me mets à la tâche…».

Pour «le Discours sous Mistra» on peut se demander si l’idée-source ne remonte pas à 1944. En 1944, Ipoustéguy travaille comme manœuvre à la base sous-marine de Bordeaux. Au cours d’un bombardement, pour la première fois, il peut pénétrer à l’intérieur même de la base. C’est une révélation, ou plutôt une tendre confirmation. Là, devant lui, au-dessus, au-dessous, derrière, un monde gigantesque, grouillant, complexe, fermé, la monstruosité des sous-marins en cale sèche, le fourmillement des ouvriers, l’indéfinie clameur des bruits, des martèlements qui se répercutent. Pas de doute, c’est le grand œuvre, le noyau de la Pyramide, la forteresse intérieure. Emerveillé, il retrouve là le décor même de ses aspirations confuses, de ses rêves d’enfance, de ses rêves intra-utérins.

Vingt ans plus tard, quand il racontera la scène devant son «Discours sous Mistra» en voie d’achèvement, je pourrai constater combien la masse centrale du «Discours», en ses cavités du moins, est directement inspirée par la base sous-marine de Bordeaux; ce qui y explique la présence du submersible et peut-être celle du curieux fusilier-marin qui guette entre deux meurtrières. «Vois, dira Ipoustéguy, parlant de Bordeaux et désignant un creux du «Discours», j’ai débouché là, au-dessus du sous-marin. Et puis on a travaillé là, plus haut…». Il est vrai qu’un peu plus tard, évoquant une autre cavité du «Discours», il la désignera sous le nom de porte des chevaux. «Oui, c’était le porche de Dun-haut, mon village natal en Lorraine. Je possède encore une vieille aquarelle qui le représente…». Ipoustéguy aime a jalonner ses sculptures de références intimes, d’histoires vécues, souvent hétéroclites et sans rapport évident avec l’œuvre en cours.

C’est dès la fin de la Biennale de Venise 64, où il obtint le prix Bright, qu’lpoustéguy s’attellera à son «Discours sous Mistra». Au cours de nombreuses visites à Choisy, j’ai suivi l’œuvre pratiquement pierre à pierre, l’expression vaut dans la mesure où le «Discours» est bâti, non de pierres, mais de blocs de ciment juxtaposés.

Une question saute aux lèvres: pourquoi «le Discours» et pourquoi «sous Mistra» (ou Mystra) ? L’ensemble se compose de deux pièces principales, l’homme qui est grandeur nature (comme souvent chez lpoustéguy) et le discours, sorte d’architecture vaguement pyramidale, percée de mille cavités, moins haute que l’homme, un mètre cinquante de long sur un mètre vingt de large. Entre les deux, et sur la droite du discours, des plaques de jonction à même le sol : la mer. L’homme parle. Ses paroles, au départ, sont matérialisées par des formes de ciment qui s’acheminent le long de son bras (unique) tendu vers le discours, un peu à la manière des ballons, des «fumetti», chers aux bandes dessinées. Ces paroles-formes sont articulées sur de gros ressorts invisibles et hoquètent et tressaillent au moindre choc. L’homme parle, c’est indéniable. Il y a discours.

Quant à Mistra, c’est une ville perchée mi-féodale, mi-byzantine, édifiée au XIIe siècle non loin de l’ancienne Sparte. Ipoustéguy l’a découverte il y a quelques années au cours d’un voyage en Grèce: «Là, dans la plaine, il y a Sparte. Entre Sparte et la montagne, sur un piton, sur un ergot, il y a Mistra. Ce sont des Croisés qui l’ont construite au retour de la Terre Sainte. C’est fortifié et en même temps bourré d’églises, de chapelles qui s’enchevêtrent parce qu’elles sont bâties à des niveaux différents. J’ai toujours aimé la chevalerie. J’étais émerveillé devant ses vestiges.»

Ainsi, pour Ipoustéguy, le discours est à la fois Mistra et le discours que l’orateur vient de débiter. Il voudrait que les formes, les blocs, les creux se lient, s’enchainent comme les mots d’une même phrase. Avec des majuscules, des verbes, des compléments, de la ponctuation… Et puis, aussi, des incidentes, des métaphores, des images. Il est persuadé qu’il y a analogie profonde entre les formes de prédilection d’un artiste, son vocabulaire, et le vocabulaire tout court. Pendant des années, il a amassé un stock de formes, de mots. Il fallait bien qu’un jour cette rhétorique confuse se rassemble, se marie pour composer des phrases, des idées, qui sait, un poème… Par exemple, quatre ans plus tôt, ses recherches formelles (les « Heaume », « Vauban », « les Villes », etc.) avaient donné « Plage et Falaise ». Mais le processus l’emportait encore sur l’intention. Les mots-formes, trop rigides, s’assimilaient mal. Le vocabulaire ne s’était pas entièrement soumis au thème. Avec «le Discours», il s’est montré plus libre, donc plus riche. Les exercices de vocabulaire débouchent sur un langage complet. Ipoustéguy prétend que les problèmes de l’abstraction lui ont été étrangers. Acte lui en donné mais «la Rose », le « Cénotaphe », les « Villes », nombre de ses dessins, son respect pour l’œuf brancusien, permettent d’avancer l’hypothèse contraire. Né à la sculpture alors que l’abstraction atteignait son âge mûr, il était logique que, comme certains des ses contemporains, il remontât la route inverse, et que, parti de la « Rose», il aboutit dix ans plus tard au naturalisme de «l’Homme».
En 1964, l’inquiétude purement formelle s’est enfin décantée et le «Discours» sera la première œuvre où la volonté souterraine et les hantises de l’auteur pourront s’épanouir en dehors de toutes les contingences historiques et scolastiques. «Alexandre» confirmera cette évolution qui n’ira pas sans un retour à un prodigieux baroque qui est la nature profonde d’Ipoustéguy et sans que les problèmes d’espace prennent définitivement le pas sur les problèmes de volume, Encore que depuis longtemps une troisième obsession ait cheminé pesamment à travers son œuvre: rompre la relation spectateur-objet qui demeure depuis toujours celle de l’amateur et de l’œuvre, et qui est source d’immobilisme. Certains artistes, et l’on songe tout naturellement aux «mécanistes» (Takis, Bury, Tinguely, Schoeffer, etc.) s’y évertuent en créant des œuvres en mouvement. Ipoustéguy choisit une autre route: faire participer le spectateur à l’espace même de la sculpture, de manière que ses points d’approche, donc ses rapports profonds, ne se figent jamais. Cela était déjà sensible dans «Remoulus» où l’homme renvoyait à son écho dominé par l’œuvre. Premier balbutiement d’une tentative de rupture d’échelles que le «Discours» va reprendre et répercuter avec délectation. A noter qu’il n’y a pas la volonté de destruction, mais au contraire volonté de confusion qui trouve ses prolongements avec la complicité, consciente ou pas, du spectateur. Le photographe Colos en sait quelque chose qui fut contraint de mitrailler «le Discours» à des distances et sous les angles les plus variés sans parvenir finalement à une seule vue d’ensemble.

L’objet sculpture est dépassé. «Le Discours» ne demeure objet que dans la mesure où, à l’usage de la société, il porte en lui ses contre-objets et les contre-objets de ses objets. Une des photos que l’on trouvera plus loin est révélatrice à cet égard. Elle est prise de l’arrière à travers une des meurtrières qui ouvrent sur les cavités centrales. Au premier plan, vu de dos, le fusiller-marin de Draguignan, petit dessus de cheminée acheté au cours d’un voyage en Provence, d’où son nom; au second plan estompés par la distance, deux petits soldats, il s’agit aussi de pièces ajoutées, mais de taille infiniment plus réduite; enfin, en arrière-plan, présent mais non discernable sur la photo qui n’en révèle qu’un triangle flou, une partie de l’homme extérieur. Le photographe a dû s’approcher au maximum, introduire son objectif entre deux falaises de ciment, exactement comme l’auteur espère bien contraindre le spectateur à le faire. C’est de ce souci d’inviter à la pénétration, à l’aventure intérieure, que relève la série des tactiles. Ipoustéguy a du reste écrit lui-même: «le sculpteur est celui qui a le don d’appréhender son élaboration de plusieurs points de l’espace à la fois, et sa probité professionnelle l’oblige à localiser autour d’elle le plus grand nombre possible de lieux d’observation; j’y ajoute un poste supplémentaire situé au cœur même de la sculpture. Voilà le sculpteur: il se déplace autour de son obsession; il y pénètre et, s’il a de la conviction, vous allez avec lui.»

Dans «le Discours» la confusion voulue n’est pas seulement d’ordre dimensionnel. Le marin, les soldats, l’homme sont d’époque et de style différents, comme le sont le submersible et son détachement de matelots stylisés, la frise héllénisante de la poupe, les figurines archaïsantes du sommet, le crawleur jaillissant: «le monde, jamais, ne sera fait que de contemporains». «Le Discours sous Mistra» n’est ni démonstration ni poème; c’est une somme, une manière de débat symphonique et contradictoire. Il pose des questions, n’y répond pas toujours; raconte des histoires; greffe incidente sur incidente; s’attarde pour le plaisir d’un bon mot, d’une image; ouvre des parenthèses, omet de les fermer; passe de la prose aux vers, du lyrisme à la démonstration mathématique… C’est du Raymond Roussel. Un an plus tard «Alexandre devant Ecbatane», commandé pour la CIFOM afin de démontrer les possibilités de la fonte de fer en matière de sculpture, digérera cette volonté confusionniste.

L’original fut réalisé en polystyrène expansé, matériau industriel ultra-léger, l’exemplaire de fonte atteignit près de deux tonnes et demie. Cela donna «Alexandre devant Ecbatane», qui est sans doute la première fonte à polystyrène expansé perdu de l’histoire de l’art.
Frère puiné du «Discours», c’est une œuvre de repos. L’homme-Alexandre a retrouvé une sérénité plus formelle, malgré son triple profil et ses trois bras articulés. La Ville-Ecbatane s’est endormie, refermée sur elle-même, elle ne révèle que peu de ses entrailles. La sculpture y gagne indéniablement en puissance contenue. «Alexandre», c’est un «Discours» assagi. Conscient de son pouvoir, il ne démontre plus, il affirme.
«La Femme au bain», terminée en 1966, de nouveau refusera cette sérénité. Nul doute qu’elle fasse partie de ces œuvres de recherche, de fixation, où les soucis esthétiques s’estompent, mais qui préparent ces longs paliers de production où, calmé et enrichi, le sculpteur-artiste prend ses droits. Car, contrairement à celle d’un Brancusi ou d’un Giacometti, l’œuvre d’Ipoustéguy procède par brusques accélérations. On sait déjà que «La Femme au bain» sera une œuvre-clef. Jamais la hantise de l’espace intérieur, du noyau, n’a été aussi tyrannique, pour nuancée et subtile qu’elle soit. La bouche grande ouverte, le découpage dans la cuisse (est-ce un substitut du sexe?), les rabats articulés invitent à la pénétration. Le spectacle est à l’intérieur; la forme cède le pas au contenu. Avec «La Femme au bain» Ipoustéguy a tenté pour la première fois d’intégrer ses tactiles à une sculpture. La main, autant que l’œil, est instrument de compréhension, de jouissance, et il serait faux de voir dans les tactiles une volonté provocatrice alors qu’ils ne sont qu’incitation à la connaissance active, au jeu, à l’échange. Car s’il y a toujours chez Ipoustéguy un côté ludique il ne relève ni du «private joke» ni de la parodie. Plus proche du Kriegspiel que de l’humour, il tend à passionner plutôt qu’à divertir.

Ce n’est pas un jeu à sens unique où l’artiste propose et l’homme subit, mais une tentative, consciente ou non, de trouver un terrain commun aux deux. Avec Marx, Freud et les Lumière, avec Hiroshima et Sarcelles, avec les Spoutnik, le tournoi des Cinq Nations et les cimetières d’autos, les tours d’ivoire se sont lézardées. Ils sont une poignée d’artistes à l’avoir compris, à l’avoir assumé. Ce sont les artistes engagés de notre époque, engagés par notre époque. Ils sont descendus de leur nirvâna, ils marchent dans la vie. C’est une troupe hétéroclite, tumultueuse et sensuelle.
Une troupe dont les rêves se nourrissent de voyages cosmiques, de gadgets, de guerres panoramiques et de conscience érotique. Elle avance, la tête haute, les bras ouverts, à la rencontre d’un nouvel humanisme. On s’apercevra bientôt qu’elle a fait des années 1950-1965 un des grands moments de l’art. Ipoustéguy marche au premier rang.

Walter Lewino
Ecrivain et journaliste
Dans Khunstalle Berlin, Ipoustéguy, 1979, au Cercle d’Art