Pierre Gaudibert, « Plan séquence »

En cette année 1978, celle des cinquante-huit ans d’Ipoustéguy et de son importante rétrospective (provisoire) à Paris, quelle est la personnalité humaine et artistique intimement liée ? Aidons-nous de toutes les approches possibles, écrites ou orales, des échanges avec lui depuis les années 60, intermittents mais décisifs.
Cette personnalité très forte, bien structurée malgré l’angoisse et la fragilité émotive, est un mélange de passion contenue et de comportement réservé, un cocktail de dureté farouche et de tendresse généreuse, une symphonie de précision, d’humour et de simplicité. Il se sait timide, mais il est comme il est, peu soucieux de plaire ou de déplaire, gardant son franc-parler et sa franche-conduite, maîtrisant son retrait comme ses « sorties». Il se retranche pour préserver son for(t) intérieur, son « entité inviolable», se protéger; il masque ainsi son noyau d’orgueil secret (« l’orgueilleux sang rouge des modestes »). Il dit de lui: « Je veux bien être discret, je ne suis pas modeste » et il y réussit parfaitement…

Homme de solitude et pourtant relié aux autres par le corps, les lois de l’espèce, les mythes et mille autres canaux subtils, de concentration extrême dans un travail assidu et néanmoins homme de communication — y compris celle toute particulière du téléphone, qu’il contrôle entièrement, car personne ne connaît son numéro et c’est lui qui a l’initiative d’appeler quand il le veut! Être enfin de « vacarme intime», avec en lui colère et violence, auxquelles la sculpture sert d’exutoire, aujourd’hui peut-être tempérées par une sérénité venue de la jouissance de la nature. Il déclare encore : « Le génie est une patiente colère » et cela s’applique bien à sa personne.

Comme souvent les sculpteurs, Ipoustéguy se présente essentiellement et d’abord comme un manuel, un homo faber, et non un jaspineur: il déteste le bagout, le blabla, le verbiage, les palabres de bistrot, les joutes idéologiques, les diners parisiens, les mille et une mondanités, pour se situer loin du dire et se consacrer corps et âme au faire. Pourtant il parle volontiers quand on l’interroge, s’intéresse à sa manière aux mots, au travail sur les mots, aux jeux de mots sur les titres de ses œuvres et dans ses textes, bref à l’écriture. Mais conscient de ce qui reste pourtant primordial pour lui, il veut répondre du mieux possible à son « don», déployer une application artisanale à se réaliser dans des œuvres sculpturales et graphiques.

Mis à part ce « don», il se juge semblable à tous les autres hommes, coincé entre le premier cri de la naissance et le dernier râle de la mort, «les lieux communs de l’espèce»; sa subjectivité est « intraitable », voire agressive et de toute façon prédatrice, parce que singulière, irremplaçable et différente comme celle de chacun d’entre nous, égoïste, égotiste, égocentrique, déclinant sur tous les registres le moi je. Ce qui ne l’empêche nullement de garder toute sa confiance dans les vertus de fraternité et de solidarité qui animent le monde des travailleurs, tous ceux qui utilisent leurs mains, dépossédés à présent par les tâches parcellaires ou automatisées, devenus prolétariat séparé autant de l’artisan que de l’artiste, dont ils ne comprennent pas souvent la démarche, si fraternelle soit-elle. Il a le respect du travail fait main et bien fait, qui « honore » l’autre quel qu’il soit et lui livre une œuvre la plus parfaite possible, la plus rigoureuse et « somptuaire » qu’il peut.

«Ouvrier de banlieue», « type de la rue », il se sent toujours profondément proche de ses origines populaires et de ses copains de jadis, et prêt à se battre comme eux pour sa dignité d’homme et de créateur ; quand elle est en jeu, il fait face et jamais ne baisse les bras. Fidèle ainsi au message de Léonard de Vinci ou la fin de l’humilité, par Robert Lebel : pas de servilité dans les défaites ou les honneurs, dans les rapports avec les marchands, les clients ou les commanditaires.
Il a le sentiment d’appartenir à une classe sociale toujours vivante, d’être partie intégrante du peuple. De par sa formation et sa nature, il reste étranger à l’intellectualisme surtout celui du milieu universitaire, loin de ce monde qui parle et théorise sans cesse, même s’il apprécie parfois certaine « mousse» agréable qui en émane. Il dit très bien : « La spiritualité est votre ultime limite corporelle, mais sûrement pas l’intellectualisme qui s’avère tout à fait à l’écart en dehors de la chair. » Un sculpteur ne peut admettre la séparation dualiste entre corps et esprit. L’âme est alors la véritable intelligence, celle qui comporte émotion, intuition et « visions », des approches non rationnelles.

Ipoustéguy se déclare alors « conservateur », d’abord soucieux de la conservation de son moi et de son corps, avec toutes les exigences nées de la fidélité stricte à la réalisation de ses sculptures et à la gestion de ses affaires. Conservation qui peut équivaloir à un embaumement, proche donc de l’art statuaire lui-même ! Mais son cœur demeure libertaire, méfiant envers les pouvoirs, l’État, l’armée, la police, les Églises, toutes les hiérarchies sociales ; il est une sorte d’individualiste anarchisant, antifasciste résolu, et de toute façon une personne non inféodée, libre. «Maintenant que le fascisme a tiré les enseignements de son passage, il se bat aujourd’hui sans visage. Il environne. Est fasciste qui conditionne l’homme par l’extérieur, tout ce qui l’assaille et le presse à l’obtempération immédiate à ne plus choisir. » (Leaders et enfants nus)
Il aime ramener les puissants quels qu’ils soient à sa mesure, comme à celle de l’humaine condition, les relativiser tout en les assumant, sans pour autant renier les anciennes croyances. Il attend en ce moment, retour du fondeur, un Staline, « le Louis XI de la classe ouvrière » se lissant la moustache, intitulé Le Vieux Printemps. N’avait-il pas peint un Mao pissant et nageant dans le fleuve jaune

Ipoustéguy reste marginal, à part et à côté, même s’il éprouve une brève culpabilité de ne pas se sentir dans le coup ; il déteste la vie bruyante des groupes, les rassemblements de toute nature, refusant de se vivre « agglutiné». Il trouve ou retrouve la joie dans la solitude de son atelier, au travail, dans «son jus» et n’aime guère sortir ou voyager. Son équilibre, il le doit d’abord à la sculpture sans cesse recommencée et à la présence de son jardin.

Il surveille et entretient du mieux possible son corps, source première de toute activité de sculpteur, parce que son bon état physique lui est indispensable pour une gestuelle de plus en plus maîtrisée.
Son « orbe intérieur » est relié de toutes ses fibres au temps présent — « Je reçois l’assaut des événements» -, sans aucune nostalgie des époques passées, « de l’avant» avec une onde d’utopie cependant, concernant le futur de l’homme.

Il ne veut pas détruire, ni jeter à bas, refuse de « faire un sort à tous les morceaux » comme Picasso qu’il admire et connait bien, comme de nier l’art à la façon de Dada ou de Marcel Duchamp ; il veut mettre debout, construire encore, être au maximum positif, avec passion et lucidité.

Son matérialisme est large, ouvert, tolérant aux spiritualités préoccupées de l’âme, souci qui est aussi le sien; il est à la recherche de l’unité d’un homme disjoint et de son accord retrouvé avec le cosmos. Dieu, il le voit enfermé dans les monuments d’Egypte ou bien caillou, un objet important pour le sculpteur, mais déconcertant aussi puisqu’il y a toujours quelque chose dessous quand on le soulève… Ipoustéguy a subi une éducation religieuse ; ancien enfant de chœur il s’est intéressé aux textes sacrés sans comprendre le rituel de la messe ou des fêtes liturgiques, puis a perdu la foi. Mais il connaît « une manière de mysticisme dans les mythes utilisés avec passion ».

Un jour à Venise, à la fin du printemps 1971, assis à la terrasse d’un café sur une placette, attendant un capuccino, il a ressenti une « béatitude», une extase cosmique, un bonheur indicible dont la présence a continué à le porter dans son existence; un très bref moment d’accord merveilleux et total avec lui-même et avec le monde, une levée de l’angoisse et de la division intérieure, de la séparation du Tout ; Ipoustéguy essaiera d’en suggérer une équivalence pour traduire l’intraduisible: « Comme si toutes les molécules tourbillonnantes qui me forment s’alignaient sur une seule file impeccablement jusqu’à l’infini. » Rilke y aurait décelé l’expérience d’une extase de « l’Ouvert ».

Comme les peintres peignent des icônes, lui sculpte des idoles, des « drapeaux pétrifiés » selon sa forte expression. Se faisant « le reporter de l’homme dans son environnement », il incarne des discours, pétrifie des histoires, des narrations, des anecdotes, tout ce que certains se réclamant de la célèbre petite phrase de Maurice Denis veulent interdire aux créateurs contemporains, entraînant l’art vers le rien ou le décor. Lui, l’anecdote ne le gêne nullement, bien au contraire; devenir décoratif, verser dans un formalisme, représente en revanche tout ce qu’il déteste le plus en art.

La mort, la sienne, ne l’occupe plus comme dans sa jeunesse où il en parlait et la jouait avec des copains dans l’ignorance confiante de l’enfance. Il a rencontré les morts terribles de ses proches qu’il a inscrites à jamais dans ses sculptures. Aujourd’hui « elle s’occupe de plus en plus de moi, ce qui me dispense d’avoir à m’occuper d’elle». Un jour adviendra une « absence personnelle », quand le corps sera au bout du rouleau, prêt à devenir cadavre, dépouille, carcasse, squelette, de la poussière ou des cendres mais aussi des atomes retournant à la danse de l’univers :

Ils ont fondu dans une absence épaisse
L’argile rouge a bu la blanche espèce
Le don de vivre a passé dans les fleurs
Paul Valéry

Tout ce qui est en son pouvoir est destiné à ce que cette mort arrive le plus tard possible. Alors il sera temps de passer la main, de « passer ses outils », son œuvre seule restera, marquera le futur, s’inscrira dans l’histoire de l’art. Il le sait, et nous aussi.

Pierre Gaudibert
Extrait de Ipoustéguy, Cercle d’art, 1989