Michel Troche, « Ipoustéguy imprenable »

« Dans l’œuvre, ici, aucune prétention de connaissance, de juste analyse… autre que celle de vous avoir vu et de restituer l’inconnu, l’énigme, au sein de votre connaissance ». J’aime cette réflexion d’Ipoustéguy. Elle me paraît bonne, exceptionnellement, envers lui-même, envers son œuvre et envers l’art. Elle n’exclut personne, ni aucun concept, de la tâche à accomplir. Comme un alchimiste, mais de l’ars magna — ou un veilleur de nuit, Ipoustéguy restitue ce qui, perpétuellement, est dérobé; il n’offre pas un trésor insolite ou grandiloquent en provenance d’un ailleurs autre que nous-mêmes. L’instant retenu, l’espace irréversible, la vision quotidienne, la parole de tous les jours, quel est l’accessoire brillant, le truc, le pittoresque qui pourrait tenter de concurrencer misérablement leur incroyable présence? Et où, sinon au sein de notre connaissance, pourrions-nous retrouver l’objet égaré, l’inconnu, l’énigme, l’attraction continue que l’on soustrait à notre désir? « Il n’y a pas de recette pour embellir la nature, il ne s’agit que de voir », déclarait Rodin.

A l’opposé d’une conception hystérique du rôle de l’artiste qui postule invariablement l’enrichissement noble, le surcroît, l’adjonction romantique, il peut paraître inhabituel d’inviter simplement à voir et à conquérir ce qui est. Mais ce qui est ne contient-il pas le mouvement de sa transgression au sens, peut-être, où l’entendait Héraclite « le logos de l’âme s’augmente lui-même ». Le retour vers l’inconnu, l’énigme, ne nous remet-il pas sur cette voie, dans le mouvement qui est le nôtre, plus fort que n’importe quelle étrangeté. L’invention est un rappel à l’ordre et non un privilège ou un état d’exception.

Aussi n’est-ce pas diminuer l’artiste mais plutôt briser son éloignement factice, l’exagération exotique de ses apparences que d’aimer en lui cette injonction et non sa fidélité à un rôle de composition. Dans le meilleur des cas il est celui qui nous ramène à toutes nos virtualités. Et dans cette totalité, il risquerait d’être incomplet s’il privilégiait une « juste analyse » ou une « prétention de connaissance ».

Je me demande si la sculpture ne fut pas préférée par Ipoustéguy à cause de cet élan vers une proximité essentielle, de sa vivante analogie, de la fraternité humaine qu’elle instaure tout de suite dans l’espace, et qu’il cherche même à saisir par creusement et tactilité à l’intérieur de ses œuvres; et si elle ne tient pas d’abord son admirable, sa surprenante puissance – hors de l’évidente maîtrise technique qu’elle manifeste — à l’entretien obstiné de cette relation, à la fois par amoureuse identité et, pour s’affirmer encore avec plus d’ardeur, par moindre dissemblance.

Mieux qu’un sculpteur d’avant-garde, Ipoustéguy est un sculpteur indépendant.

La peinture nous met d’emblée dans la convention de sa surface. Avant de commencer elle est déjà autre chose que notre vision commune. « La réalité de la peinture, c’est la toile », disait Giacometti. Alors que la sculpture pourrait, à s’y méprendre, nous faire concurrence. De préférence aux images, et depuis longtemps, elle suscite l’adoration religieuse, ou l’interdiction. Sa vérité est d’autant plus dangereuse, et continue à l’être. Les deux sculptures refusées, provisoirement bien sûr, d’Ipoustéguy, « La Mort du frère » et le « Val de Grâce » sont bien là pour nous rappeler la vitalité de l’art en général et de la sculpture en particulier; et nous montrer que, d’aucune façon, et, en dépit d’une apparente modernisation intellectuelle ou économique, cette vitalité aurait cessé, présentement, de provoquer l’effroi de la morale et des institutions.

Il faut croire qu’ici, et dans tous les sens, « l’amour du semblable » n’est pas reconnu. L’initiative d’Ipoustéguy n’est pourtant pas d’abord politique, elle est spirituelle. Mais elle engage partout l’infinité de ses conséquences. On croit la refuser alors qu’on s’exclut soi-même. Le magicien des contes soulève les toits, ouvre les portes, tire les rideaux et que trouve-t-il ? Pas nécessairement tout le monde en plein travail ou même assis à la sainte table familiale. Et pourtant chacun est au courant de tout, ou, comme par enchantement, ne se souvient de rien. Comme d’autres artistes Ipoustéguy est ce magicien pratique qui, à force de nous retrouver, de remonter à l’être et aux origines, ne rend plus supportable l’oubli que nous en avons, nous invite à être nous-mêmes, ou, pour certains, rend intolérable la perte de l’oubli. Oubli de la mort, oubli de l’amour, oubli du politique. En somme, Ipoustéguy coupable d’indiscrétion ontologique. – Indiscrétion plus impardonnable et moins spectaculaire que n’importe quelle immoralité.

Même le mythe, l’usage persistant du mythe, que l’on pourrait réduire à n’être qu’une référence littéraire n’est-il pas pour Ipoustéguy le contraire d’un éloignement pédant, la référence la plus concrète à notre aptitude originelle et toujours possible; l’art est une régression qui bouleverse le présent comme, avant, le chaman ou le sorcier réactualisait l’énergie primordiale en vivant et en récitant l’histoire des commencements.

Une énergie soutenue par la mort que personne n’osera prétendre étrangère à nous-mêmes. S’il s’agissait de morbidité la vie à cet égard serait infiniment plus complaisante que le plus complaisant des artistes alors que c’est l’amour le plus direct, l’identité amoureuse la plus immédiate qui choisit la sculpture par désir de survie ou peur de la dégradation. « Considère alors ce qui est le plus essentiel à l’homme, son nom ou son image? Le nom change selon le pays; la forme n’est pas changée, sauf par la mort » notait Léonard de Vinci.

Et dans un parcours aussi essentiel comment pourrait-on dissocier la mort l’amour et la politique qui font tous trois, comme on sait, l’objet d’une étroite surveillance idéologique? Et comment un artiste pourrait-il se dispenser d’associer le point de vue sur la mort et le point de vue sur l’amour aux conditions dans lesquelles ils sont livrés par le pouvoir. On ne peut séparer le retour vers l’inconnu, l’énigme, la reprise de l’invention essentielle, individuelle ou collective, à la connaissance de l’obstacle.

S’il ne s’agissait que de lutter contre l’habitude, l’usure des mots, l’affadissement de la vision pour retrouver après remise à neuf quelque chose d’intact, hors de nous-mêmes et de toute atteinte historique, l’activité artistique ne rencontrerait guère d’hostilité, bénéficierait d’une approbation presque générale et même d’un encouragement incessant des pouvoirs publics; qu’il n’en soit pas toujours ainsi nous indique que l’art heurte quelque chose de plus fondamental; la réprobation commence quand, grâce à la démarche à la fois la plus rigoureuse et la plus relative, nous remontons à tous les pouvoirs d’origine pour atteindre la puissance cachée, inconsciemment et délibérément cachée par notre soumission, notre consentement aux impératifs de toutes les hiérarchies, hiérarchie sociale ou hiérarchie des idées.

En art aussi l’apprentissage dès l’enfance d’une résignation librement consentie conditionne la domination de quelques personnes. L’idéologie de l’inaccessible est en quelque sorte le correspondant superlatif de cette humiliation organisée. Mais elle est un élément de cette connaissance au sein de laquelle nous sommes embarqués avec Ipoustéguy, au sein de laquelle nous essayons, avec lui, et grâce à son extraordinaire logique poétique, d’écarter tout jugement, d’approcher ce qui est, pour retrouver, enfin, notre propre générosité.

Michel Troche
Inspecteur général des Beaux Arts
Extrait du catalogue de la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques, 1978