Luigi Carluccio, « Jean Ipoustéguy »

Voici un artiste qui nous prend au premier assaut, mais lui-même est difficile à prendre ; car s’il est vrai que nous pouvons saisir immédiatement la grandeur de ses intentions et la force avec laquelle il arrive à dégager une présence formelle de l’absolu, il nous offre peu de références stylistiques capables d’embrasser, comme dans une séquence logique, la continuité de sa démarche.

Ipoustéguy part presque toujours d’une constatation élémentaire; disons plutôt qu’il peut s’attarder, tout en exprimant une force constante, qui ne consume pas d’un coup toute sa potentialité, sur la première constatation élémentaire d’une forme que cette constance rend parfois obsessive, parce qu’elle satisfait à toutes ses exigences d’action et de connaissance. Tel un bloc compact, riche en suggestions, dont les définitions, et par conséquent les «identifications», sont reléguées dans les marges, comme pour respecter le nœud vital dont nous percevons, même à travers la cage de fer de la matière inorganique, les pulsations subtiles, les contractions et les fissures, les fosses, les abimes, les boursouflures, les éruptions qu’elles produisent.

Les «têtes» d’Ipoustéguy sont le témoignage le plus proche de sa façon de s’attarder sur la simple existence d’une forme, ou présence élémentaire de l’absolu, et ce que l’artiste définit comme «tactiles» sont une indication supplémentaire des conditions primordiales de son travail. Qui ne se réduit pas à une simple prise de possession de nature optique, mais est au contraire une véritable pénétration dialectique de l’objet, une adhésion vivante et sensible à la forme inerte, qui se ranime toutefois à travers la multiplicité des échos physiques, des renvois, des modifications sensorielles réciproques et des implications que ces modifications suggèrent à propos de la nature et de l’ampleur de la donnée cognitive.

Si l’artiste s’adonne à la réalisation d’un dessein plus important, cela se fait encore par constatations élémentaires successives, dans une sorte de jeu serré, allant même parfois jusqu’à la témérité de risques déconcertants, d’agrégations d’éléments, d’emboîtements, de blocs; c’est-à-dire de nouveau un jeu rude et péremptoire de quantités, de poids, de masses, présentant dans une dimension dilatée les mêmes abîmes, les mêmes boursouflures, les mêmes fissures et éruptions. Ce ne sont pas dans ce cas de simples indications morphologiques, mais plutôt des voies de pénétration, des itinéraires explosifs vers l’intérieur de l’œuvre, vers son noyau primordial, vers le champ incandescent de la lutte de l’artiste avec l’ange, moment décisif qu’il faut dépasser: c’est un noyau pour lequel les notions habituelles d’espace et de temps et, puisqu’il doit nécessairement se manifester par des figures, également les notions de nombre et de perspective n’ont qu’un sens relatif et s’adaptent afin d’exprimer une fureur qui a trait à la matière et au psychisme, une volonté d’exister qui va au-delà du labyrinthe du maniérisme, repoussant les limites et modifiant les relations entre être et ne pas être, et qui accueille le doute d’Hamlet comme une troisième hypothèse authentique et même efficace, du vrai.

Le troisième bras d’Alexandre devant Ecbatane, ainsi que la troisième jambe de L’Homme, les discordances de Remoulus, les incohérences de l’Homme passant la porte sont le résidu actif de ce doute, l’accomplissement d’une présence concrète à l’intérieur, au dessus, au travers de l’image concrète d’une hypothèse qui n’est pas seulement de nature fantastique. Je veux dire que le problème le plus évident dans l’œuvre d’Ipoustéguy n’est pas tant celui de justifier une somme de renoncements acceptés pour satisfaire à une volonté de stylisation ou de cohérence formelle, que de justifier son incapacité à renoncer, alimentée par l’espoir d’atteindre le style dans la plénitude de ses intentions, en conservant intactes l’énergie, la rigueur et la disponibilité de l’artiste et en permettant à ces éléments de prouver leur caractère de nécessité et de devenir ainsi des éléments du style.
Alexandre devant Ecbatane et Femme au bain sont les pôles opposés, en un certain sens polémiques, qui peuvent coexister à l’intérieur du champ d’activité d’Ipoustéguy; deux images qui effacent Braque et Rodin, la rigueur et la passion sensuelle, et dépassent en même temps les règles habituelles de la visualité pure qui, dans la même mesure, par des voies apparemment diverses, contribuent à affermir l’œuvre d’Ipoustéguy dans une zone qui, tout en étant immense, ne consume ni ne dégrade sa concentration vitale. «Alexandre» est l’espèce archéologique, la «Femme» l’espèce érotique d’une même tendance à être intégralement objets de la vie à l’intérieur de la vie, objets réels à l’intérieur de la réalité. Dans «Alexandre» (que les Turinois peuvent voir installé au siège de la SAI, corso Galileo Galilei), la figure se détache peut-être du mur de la tombe de la mémoire, ou bien y rentre pour y prendre la mesure de l’éternité. C’est une figure faite de blocs argileux; un ensemble d’éclats et de cuirassements d’où se dégagent les membres charnus, indiquant la capacité d’agression persistante, la volonté de possession, la prise, le plaisir et aussi la caresse comme une tentation faisant partie de l’homme comprimé par le pouvoir; une partie inaliénable.

Ecbatane, la ville, est recroquevillée devant Alexandre, pelotonnée, refermée sur elle même comme une araignée, comme un crabe faisant semblant d’être mort, surpris par un geste suspect; ou comme une fleur diurne sur laquelle l’ombre est descendue à l’improviste. Peut-être Alexandre devant Ecbatane est-il un poème sur le silence de la chasse, sur l’immobilité de l’affût, sur l’attraction de l’horreur, sur la suspension panique qui nous tenaille lorsque nous parvenons au seuil de la cruauté. Peut être est ce aussi une illustration du lent plaisir, de l’indicible volupté qui unit les deux extrémités de la violence, le bourreau et la victime. Ecbatane peut être aussi l’image de la femme tapie pour cacher sa beauté et ses provocations, mais consciente que sa seule présence, le simple fait d’exister, constituent un défi.
En opposition au calme ambigu et intense d’Ecbatane, Femme au bain est un piège qui se déclenche. Nous entendons la charnière sauter. Les éclats et les cuirassements s’effeuillent sur des ganglions invisibles, soulevant des lambeaux de masque qui sont des lambeaux de chair. Peeling cruel qui ne peut connaître de fin sans devoir répondre à la volonté de l’artiste d’atteindre la nudité profonde d’un nu.
Avec sa structure bouleversée et bouleversante, sans couvertures ni défenses jusqu’à paraître tout à la fois tragique, grotesque et érotique, cette image dévoile la nature viscérale des motivations dont part Ipoustéguy, avec une fougue et une détermination sans égales dans la sculpture d’aujourd’hui, pour rendre visible, plastiquement reconnaissable, la logique enchevêtrée de notre adhésion aux événements et aux phénomènes de la vie.

Luigi Carluccio
Ecrivain et critique d’art
1968
https://www.luigicarluccio.it