Flavio Arensi, « Le Présent d’Ipoustéguy »

La difficulté, aujourd’hui, de présenter Ipoustéguy (1920-2006) pourrait avoir un rapport avec la crise même de la sculpture, si l’on retient du mot «crise» sa valeur étymologique de pli décisif, et si l’on entend comme sculpture la pratique consistant à réaliser un objet pour le situer dans un environnement. L’obstacle dérive de la complication de définir certains mots et de préciser l’écart entre leur sens passé et celui que chacun d’eux possède actuellement: rien n’est plus trompeur que l’usage de mots identiques qui recouvrent des notions dissemblables; surtout depuis que les installations sculpturales remplacent de plus en plus la simple occupation de l’espace par une participation active, déplaçant l’intérêt de l’objet vers le lieu qu’il occupe. La tentative de Kurt Schwitters (1887-1948) d’agréger la matière à l’espace dans le Merzbau à Hanovre à partir des années vingt jusque vers la fin de la décennie suivante, témoigne des premières urgences conceptuelles concernant une prise d’espace progressive du produit sculptural, qu’Ipoustéguy lui aussi considère, peut-être en termes plus architecturaux, mais sans jamais vraiment abandonner la pré- supposition de la sculpture comme métier d’«artisan», dans sa signification authentique de création d’un ouvrage d’art. Tant Schwitters que le Français tiennent pour primordial le récit ou le fait de raconter: l’Allemand dédie chaque pièce du Merzbau à un ami et pose un reliquaire laïque comme expression de leur rapport, l’autre, surtout entre les années soixante et quatre-vingt- dix, réalise le témoignage tenace d’un événement. Principes qu’élude au contraire le système conceptuel de l’installation, aussi bien dans les prodromes des années soixante-dix qu’aujourd’hui, en vertu d’autres prémisses: la surface éduquée d’Isamu Noguchi (1904-1988) transforme le contexte en sculpture de soi-même, Dan Flavin (1933-1996) demande à l’espace de conférer un sens à l’idée créatrice (qui le lui rend à son tour), «At the edge of the world» d’Anish Kapoor (1954) au Kanaal d’Axel Vervoordt influe même sur l’orientation et l’état d’esprit du spectateur.

Les mots du Britannique Tony Cragg mettent fermement en lumière une distinction importante: « Ce qui m’intéresse, ce sont les questions que j’essaie de développer dans mes travaux et non pas l’effet que ceux-ci auront une fois “mis en scène”. Je préférerais placer une œuvre qui me convainc dans un cadre inadéquat plutôt que modifier l’œuvre pour la rendre davantage adaptée à être exposée dans un certain cadre». En définitive, la sculpture est indépendante de l’espace et reste égale à elle-même lors même que ce qui se trouve autour d’elle change: ainsi, dans la «Venere degli stracci» de Michelangelo Pistoletto (1933), le point focal continue à effleurer le moulage de la déesse grecque, en dépit du contexte. Par conséquent la ligne de partage se situe dans la propension centrifuge du dispositif de l’installation qui déplace tout ce qui lui est extérieur, ou plutôt induit par un artifice l’extérieur à se plier à de nouvelles fonctions, alors qu’Ipoustéguy maintient toute sa valeur significative à l’intérieur de l’ouvrage, avec la force considérable d’une tension centripète: chaque occurrence s’ouvre et se résout à l’intérieur des confins idéaux de la sculpture. Pensons à certaines compositions, ou bien à l’énorme «L’homme construit sa ville» de 1978 de Berlin, dérivant de la petite «Ecbatane» de 1965 (la ville aux sept murailles, capitale de l’empire des Mèdes, puis des Achéménides, conquise par Alexandre le Grand et prise ici comme masse géométrique); le concept se développe à l’intérieur d’un parcours narratif dans lequel les formes contiennent la substance des événements, sans aucun besoin d’appendices extra moenia : l’homme lui-même construit l’espace vivant, sa ville, son histoire. Ce n’est pas un hasard si Mario de Micheli (1914-2004) intitule Ipoustéguy e il sentimento della storia (Ipoustéguy et le sentiment de l’histoire) l’une des études du volume Il disagio della civiltà e le immagini (Le malaise de la civilisation et les images), dans laquelle il rapproche le sculpteur de Francis Bacon (1909-1992), Alberto Giacometti (1901-1966), Leonardo Cremonini (1925), car ils sont non seulement symptomatiques de leur temps, mais aussi de fermes opposants de l’arbitraire et de la gratuité esthétique en faveur d’une prise de conscience humaine, même et surtout pour conjurer le risque de perdre son identité.

Ces prérogatives, qui peuvent être considérées peut-être comme dépassées, alors qu’elles sont au contraire très actuelles, risquent, par superficialité critique, d’enfermer Ipoustéguy dans un contexte accessoire ou rétrograde, sans lui reconnaître un rôle de modernisateur capable de transformer la saison passée en une ère nouvelle, en conservant un lien solide avec la tradition, la rénovant sans la fuir, surtout sans se dépersonnaliser et sans dépersonnaliser. Certes, le goût peu éduqué du public dépend pour une bonne part de la responsabilité des spécialistes et des organismes préposés aux expositions (universitaires), qui se risquent rarement à des lectures qui ne soient pas fonction du marché et de la routine des petites écoles de pensée, préférant se confiner aux territoires plus sûrs d’une proposition artistique homologuée (même homologuante) qui ne dérange pas et surtout n’invite pas à être présents au monde. Les premières lignes de l’essai de Luigi Carluccio (1911-1981) de 1968 indiquent une orientation interprétative, en particulier si l’on tente de déchiffrer Ipoustéguy avec l’œil rapide et distrait des comptes rendus d’aujourd’hui: «Voici un artiste qui nous prend au premier assaut mais lui-même est difficile à prendre» : toutefois cette difficulté à le saisir ne saurait justifier une distraction décennale de la part des historiens, des critiques, des marchands, tous complices d’un aveuglement impardonnable.

Cette exposition, bien qu’elle ne présente qu’une petite partie du vaste catalogue professionnel du maître, met en évidence les deux lignes directrices principales qui orientent sa poétique: la mort et la sensualité, c’est-à-dire les pulsions qui rythment le caractère psychique et biologique de chaque être, non pas à l’intérieur d’un cadre psychopathologique, mais au contraire comme affirmation de la vie et plus largement de la réalité. Qu’on ne confonde pas cependant ce réalisme avec un plagiat servile du modèle (qu’il soit concret ou mental); il faut le voir plutôt comme la narration d’une rencontre ou d’un événement à travers le filtre personnel de l’expérimentation qui digère les faits (utopies) au plus profond des viscères: le réalisme d’Ipoustéguy ne copie pas la réalité mais la rêve, la repense. «Scène comique de la vie moderne» de 1976, réalisé deux ans après la mort prématurée de Céline, sa fille de dix ans, qu’Ipoustéguy apprend par téléphone car il est occupé à ce moment-là par son travail dans les marbrières de Carrare, est une épiphanie tragique, d’une sobriété implacable, sans bavures, qui révèle la douleur dans l’instant même de sa perception concrète, laissant place à la stupeur muette. L’appareil téléphonique sert de détonateur à l’explosion féroce de toutes les parties physiques du sujet, disloquées, arrachées malgré elles, haussées au-dessus de la structure osseuse qui continue à tenir uni un homme propulsé à l’improviste dans la torture de la peine (déflagration encore plus évidente dans la petite étude d’écorché). Deux ans après l’événement, Ipoustéguy le relit en rétablissant ses particularités à l’aide de phrasés qui dépassent la vérité des faits, avec un surréalisme qui n’est pas de la technique de publicitaire, mais de la métaphysique, dans les limbes poétiques fréquentés également par son ami Cremonini; ce n’est pas un hasard si c’est à ce peintre que le maître demande le portrait de Céline, tout en sachant bien que ce ne pourrait jamais être un simple «portrait» («Ostacoli, percorsi e riflessi», 1975-1976). C’est là d’ailleurs le caractère insaisissable d’Ipoustéguy, son aptitude à mettre l’observateur en déroute, le forçant à participer activement à la sculpture au lieu de la subir passivement, sans fixer une seule ligne de conduite, mais en zigzaguant entre des plans interprétatifs parfois opposés.

On peut (paradoxalement) comprendre le trouble de ceux qui avaient commandé le monument «Mort de l’évêque Neumann» de 1976 dédié au premier canonisé américain et leur refus insensé de sa mise en place (aujourd’hui dans l’église de Dun-sur-Meuse en France): le corps de bronze flétri et momifié se détache sur le marbre blanc, dans l’indifférence générale de personnes marchant à côté de lui, rendues à l’aide de chaussures et de quelques chevilles, métaphore de leur vivre dans l’absence. Neumann gît étendu, disloqué, avec trois visages-masques (l’un des thèmes récurrents du sculpteur). Ces visages correspondent aux différents âges du chanoine ou à des stades spirituels; du haut d’un nuage blanc, comme si c’était la seule vraie présence capable de dialoguer avec le saint, le sourire tutélaire de sa fille Céline éclaire la structure. Si dans «Scène comique» l’artiste affirme par un coup de poing asséné au creux de l’estomac toute la dureté de la rencontre avec la mort, signe fébrile d’une implication et d’une prise de conscience, dans «Mort de l’évêque Neumann» sont énoncées au contraire une sérénité et une indifférence inconsciente. Le parcours qui conduit Ipoustéguy à ces deux œuvres, par certains côtés complémentaires, germe à partir d’une vision littéraire érudite dans laquelle la vanitas poétique se confond avec les ingrédients de la nature morte. Des exemples tels que le dessin «Tête de mort» de 1941, et le bronze homonyme de 1961, tout comme les autres têtes et crânes des années de ses débuts, deviennent dans «Roger ou Le peuple des morts» de 1959, d’un goût architectural, des prétextes littéraires pour représenter le grand théâtre du monde et du sommeil éternel, selon les canons savants de la culture européenne, mais sans véritable implication personnelle avec le genre humain. Au contraire, avec «Mort du père» (1967-1968), Ipoustéguy recherche un nouveau dialogue avec le mystère de la vie, peut-être plus qu’avec celui de la fin. Dédié à l’origine à Jean XXIII (1881-1963), il y appose le masque funéraire de son père après avoir reçu la nouvelle de sa disparition; le pape-père, au centre de la scène, entouré par les cardinaux portant la tiare et avec le visage tuméfié, exprime encore une incitation au raisonnement politico-social: célébration de la perte et clôture d’une époque, entrée dans la suivante, avec les tons brillants de la pierre, de l’acier inox ou du bronze patiné.

Ce thème s’accroît et prend des accents macabres dans les toiles de la série «Mort du pape», où le père n’a pas remplacé l’évêque de Rome dans son rôle, et la cadence des têtes des cardinaux bat la mesure d’une procession douloureuse, aux traits fortement expressifs. Les visages bouleversés entourent le corps où s’emmêlent squelette et croix pastorale, côtes et damas, dans ce qui ressemble davantage à une déposition-exposition vampiresque du pouvoir qu’à une veillée religieuse. Avec le marbre d’un blanc haletant de l’«Agonie de la mère» de 1971, et le prototype plus synthétique et âpre d’«Esquisse», Ipoustéguy glisse sur des corps effleurés par la maladie et les fantasmes, les revêt d’un luxe apparent d’où transparaissent rapidement la peine, la compassion, et où affleurent les gestes d’une relation partagée. La mort de la mère semble la première cérémonie d’une réalité devenue raison intime, révélation faite aux hommes d’un mirage personnel. En somme, une mort qui, surtout après «Scène comique», n’est plus seulement un fantasme collectif, mais l’autobiographie d’une affliction. Malgré son caractère anguleux, élancé et presque irritant, «Petite mort» est un petit assemblage de 1997, un objet trouvé qui devient support des pensées et sommaire d’une vie en équilibre précaire, demeurant comme le vers d’un poème personnel, retour plus mûr à la vanitas, cette fois-ci concise et sans recherche de fioritures: un bucrane suffit à nous faire saisir le dernier acte de la représentation (seul crâne véritable parmi tous ceux qu’a reproduits Ipoustéguy, une sorte de legs naturel). Mais la prise de conscience décisive de l’inévitable défaite terrestre, le désenchantement du congé final, avec les vastes détours infligés par les nombreuses blessures des ans et les traces de la mémoire, se produit avec « Âge des conclusions» de 1998, deuxième sommet d’un quadrangle inventé où sont examinés les âges des questions, des verdicts, des possibilités et des solutions.

«Animula vagula blandula, petite âme, âme tendre et flottante […], compagne de mon corps qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus», c’est ainsi que commencent et se concluent les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, où nous percevons la voix d’un vieil homme fatigué, néanmoins vigilant, attentif, bien qu’il soit tourmenté par le dernier voyage. De la même manière, l’homme affaibli qui se profile dans le sombre bronze d’Ipoustéguy penche le front sur sa propre fragilité, fragilité collective, peut-être une connaissance froide, presque cynique, peut-être la consolation d’un destin commun à partager avec le restant de l’humanité, auquel personne ne trouve issue ni remède. Une porte qu’il faut obligatoirement franchir, ou plutôt le passage qui nous fait sortir de cette dimension. «Homme passant la porte» de 1966, bien connu d’ailleurs en Italie car il a été proposé par les galeries dans de nombreuses expositions monographiques entre 1968 et 1971, marque ce passage en touchant le plus grand nombre de valences possibles. Il s’agit sans aucun doute de la porte étroite de l’Évangile, mais également des initiations continuelles auxquelles nous sommes soumis au cours de notre activité quotidienne normale. Postérieur à «La Terre» et «Homme», respectivement de 1962 et 1963, tous deux exposés dans une salle personnelle à la XXXIIe Biennale de Venise en 1964, ce bronze résume en lui le tournant anthropologique d’Ipoustéguy et redéfinit en même temps l’approche architecturale présentée jusqu’ici. Si l’on peut entrevoir à coup sûr toute la puissance de l’«Homme qui marche» d’Auguste Rodin (1840-1917) et la tension existentielle de la version de Giacometti, il y a cependant un écart vers la sensualité que le Suisse n’arrive jamais à combler, tandis que par rapport au maître du XIXe siècle on sent tout le poids du temps présent, ainsi que l’accent voilé d’un visionnaire qui transgresse les règles classiques, peut-être plus proche de l’audace d’Emile- Antoine Bourdelle(1861-1929) ou de l’intelligence d’Ivan Mestrovic (1883-1962). «Petit Val de Grâce» de 1977, du nom de l’hôpital militaire de Paris, représente la traversée de l’une de ces portes, c’est l’homme (le soldat) blessé et puis guéri, qui porte encore les cicatrices de la bataille, à nouveau de l’histoire: d’une beauté quasi sensuelle, mais non pas cruelle comme le sont au contraire certaines liquéfactions d’Augusto Perez (1929-2000), surtout les hermaphrodites. Sensualité qui est éros, recherche de complétude, sensation d’appartenir l’un à l’autre et de vaincre ainsi la solitude.

Parfois, hasard ou chance, des artistes séparés par de grandes distances physiques et temporelles se rencontrent dans la vive expérience du langage, peu importe qu’il soit concret ou volitif: il est étonnant que sans aucune confrontation les corps amoureux de «Maison» s’entremêlent aux vers des quatrains de Patrizia Valduga, et y distillent des moments de bonheur, se fondant sans la moindre distinction de sexe en un unique concept biologique et organique d’appartenance à une maison commune: « Pour moi en moi au-delà de l’esprit / son corps sur moi comme un manteau / mais au-delà du corps en moi furieusement / en moi en dehors de moi par-delà l’au-delà ». L’érotisme d’Ipoustéguy est en effet un hymne à la vie, ironique, irrévérencieux envers la bigoterie, amusé, mais surtout respectueux de l’existence, comme tout son travail; même lorsqu’il est très explicite («Cherche cramouille», 1972), il essaie d’aller plus loin que le premier aspect perceptif, de transformer les actes les plus menus et les plus faciles, comme la poignée de main ou la danse («Danseuse», 1991), en suggestions biographiques. Si le thème de la mort s’achève avec « Âge des conclusions», comme un fruit gâté avant de tomber de la branche, l’amour chez Ipoustéguy, dans toutes ses déclinaisons, semble une fleur qui s’ouvre au fur et à mesure que le temps passe. Il n’est pas difficile de le voir éclore pour la première fois dans les figures géométrisées des années cinquante, avec les blocs qui rappellent les nouveautés allemandes du Bauhaus et, si l’on cherche des influences plus lointaines, les monuments précolombiens, les grandes têtes olmèques, les gigantesques pierres celtiques avec leur caractère d’archétypes. «Bloc» de 1959 est une évidente ouverture de volumes qui composent un accord de formes, affrontant une modalité semblable à certaines recherches de Giuliano Vangi (1931), artiste qui a subi sans aucun doute l’attrait du Français.

Avec l’évolution de son identité, Ipoustéguy ajoute à la forme schématique la saveur du corps humain, la figure devient plus sinueuse, les courbes prennent le dessus, rappellent et démentent en quelque sorte les polissages abstraits de Costantin Brancusi (1876-1957) (il déclare qu’il a cassé son «œuf»,) et accueillent les figures de Henry Moore (1898-1986), comme «Helmet» de 1939-1940 (pensons à «Le fond du rire» de 1966). Tous ces ingrédients confèrent à la sculpture davantage de sensualité et à partir de 1967, avec la collaboration de l’atelier Nicoli de Carrare, il maîtrise une surface encore plus séduisante, à laquelle se joint avec le temps le bilinguisme marbre-métal. La souple légèreté des «Alvéole» synthétise le propos d’une grammaire érotique du tactile, où les vides et les pleins se succèdent pour recréer l’idée de l’union sexuelle, dans une élégance éloquente que peu d’autres artistes contemporains non figuratifs ont atteinte, à l’exception peut-être d’Eduardo Chillida (1924-2002) et Giò Pomodoro (1930-2002). L’éros devient enfin surface, plaisir de sentir la peau de la statue glisser sous la paume de la main, jouant avec les différents matériaux, dans une recherche continuelle de nouveaux codes. Au cours de ses longs séjours à Carrare, de nombreux travaux parmi les plus intéressants du maître tels que «La naissance» ou «Les plongeuses», tous deux de 1968, revêtent le double costume de la fusion et du modelage en pierre, avec des résultats intentionnellement dissemblables bien que provenant de la même matrice. Les lignes qui courent dans le marbre comme autant de langues en fuite (il n’est pas difficile de retrouver certains signes adoptés par Floriano Bodini [1933-2005] vers la fin des années soixante), trouvent dans le bronze des reflets plus audacieux. «La naissance», en particulier, dans sa seconde version, renonce à la netteté du marbre original en faveur d’une patine brillante et précieuse; l’événement se concentre sur le détail de l’accouche- ment, sans rien montrer d’autre, deux mains sont déjà à l’œuvre dans le giron maternel, enserrant l’enfant qui va naître. Ce n’est pas la première sculpture dans laquelle toucher ou se toucher devient une nécessité impérieuse de la matière, qui se plie à cette contrainte nécessaire et appelle le spectateur à en faire personnellement autant, mais ici la douceur de l’événement contraste avec les coupes et les perspectives.

Ipoustéguy ne contourne jamais l’obstacle, prend la réalité de front, exaltant cet affrontement, révélant toutes les éventualités pouvant être le lot de chacun, parfois au risque d’irriter; le sexe, la naissance, la mort sont les lettres d’un alphabet qui scande la maturation de l’être vivant, sans fausses pudeurs, en accentuant la férocité de certaines conduites et en souriant de l’ambiguïté de la nature et des formes («Le calice»). Tout ruisselle indistinctement, survient et se consume dans l’écoulement durable d’une vérité qui se renouvelle de génération en génération. Il n’y a jamais de césure entre un sujet et l’autre, tout s’accomplit comme dans la récitation d’un long cantique mythologique. La roue de l’existence tourne inexorablement, le créé lui-même entrouvre les valves de ses secrets pour ceux qui veulent en écouter les mystères. Nous sommes tous à la fois fruit, animal, mère, père, enfant, vagin, poitrine humide de plaisir, sexe durci; unique substance scindée entre soi et l’autre avant de se réunir, comme l’amant à la double figure de «Maison», avec un visage tourné vers l’aimé et l’autre qui jouit de son plaisir intime. Ipoustéguy ne renonce pas à décrire chaque moment de la vie, de la conception («Lune de miel») à l’accouchement, jusqu’à l’agonie des moribonds, chaque instant est sacré et mérite un regard.

Si l’on analyse le catalogue entier de ses œuvres, le caractère circulaire des motifs sculpturaux devient évident: ils suivent au cours des ans un développement en spirale, se répétant et s’éclaircissant d’une fois à l’autre. Une répétitivité qui est la mesure de notre expérience terrestre, comme l’avait écrit Louise Labé (1524-1566), femme poète française, à laquelle le sculpteur dédie un monument public à Lyon:

Je vis, je meurs; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure ;
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Le privilège incroyable, aujourd’hui, de présenter Jean Robert, Ipoustéguy de son nom d’artiste, réside dans la possibilité d’accomplir un voyage ininterrompu à travers la longue tradition de la sculpture occidentale, qui permet de retrouver certains paramètres et accomplissements des grands maîtres anciens, jusqu’aux avant-gardes les plus récentes.

Cet artiste intense, ingénieux, capable d’inspirer et de soutenir l’effort de nombreux collègues, refoule dans une impasse, comme c’est souvent le cas avec les grands maîtres, la terminologie habituelle de la critique, échappe aux étiquettes et considère que pour lui «faire» équivaut à un engagement constant au service de la sculpture, à laquelle il confie le soin de communiquer; mais surtout il accorde à l’homme un instant d’attention, un instant d’émotion.

Flavio Arensi,
Directeur des musées de Legnano, Lombardie, Italie
Extrait de « Ipoustéguy, Eros + Thanatos », Milan, Allemandi & C., 2008