Ipoustéguy, les lois de la scvlptvre par Bertrand Tillier

Affiche Ipoustéguy côté jardin

Dans l’un des textes que Francis Ponge consacra à l’œuvre de Germaine Richier, intitulé « SCVLPTVRE », Francis Ponge notait l’imprononçabilité de « ce mot de foudre créé en souvenir de la première fulguration », dont la graphie même le place du côté de ces mots qui, inventés pour l’éternité, « se trouvèrent alors du même coup gravés sur les tables de pierre de la loi ». C’est dans cette hésitation entre la fracturation des formes et la gravure d’une surface tabulaire que s’est, pour partie mais en grande part, déployé l’œuvre sculpté d’Ipoustéguy. Dans ses premières pièces – Jeanne d’Arc (1957) ou Casque fendu (1958) –, ce sont des formes lisses, accrochant la lumière, qui ressemblent à un heaume d’un autre temps indéfini ou à une tête intemporelle, dont la masse a été fissurée, laissant voir l’épaisseur lézardée de la matière épaisse et croûteuse, pour suggérer l’existence d’une autre présence contenue dans un autre espace que l’opération de craquellement commencerait à révéler. A propos de ses sculptures de cette époque, Ipoustéguy ne cessera de rappeler le sens et la portée d’un acte par lequel il assumait d’avoir « brisé l’œuf de Brancusi » – cette œuvre intitulée Le commencement du monde (1920), d’une forme matricielle parfaite. En rupture revendiquée avec l’abstraction qu’il congédia avec la structure géométrique et architecturée de Cénotaphe (1957) – « ultime sépulture sans dépouille », dira Pierre Gaudibert –, Ipoustéguy entendait fêler et fouiller la matière, pour en forcer l’unité organique et en extraire de nouvelles images destinées à modifier la perception et compliquer la signification de ce qu’on croyait avoir vu de prime abord. « J’arrête les images que je vis », déclarera-t-il à Evelyne Artaud en 1992.

L’ambition figurative de celui qui se disait « imagier », par laquelle il aspirait à faire resurgir l’homme dans son environnement physique, social et contemporain, dans son histoire et ses mythes, et jusque dans le labyrinthe de sa psyché, s’exprimera de la fin des années 1950 jusqu’au début du XXIe siècle dans un langage formel qui refusera toujours de trancher entre un réalisme parfois insoutenable qu’aiguise l’expressivité des formes, un onirisme teinté de surréalisme et un symbolisme que hante une introspection intime, partagée entre le tragique et l’érotique. Les fêlures, entailles et déchirures qui constituent la syntaxe de la sculpture d’Ipoustéguy ne quitteront jamais son œuvre : elles courent sur la peau de la figure féminine de La Terre (1963) et de son alter ego L’Homme (1963), en lieu et place de leur colonne vertébrale et de leurs articulations. Elles fracturent l’anatomie simultanément fragmentée et cuirassée d’Ecbatane (1965-1966). Elles balafrent le dos de L’Homme passant la porte (1966), de même qu’elles modèlent, par soustraction, les corps malmenés et amputés du groupe Val-de-Grâce (1975). La scvlptvre selon Ipoustéguy est donc là, dans cette écriture de la blessure qui trouvera de nouvelles occurrences dans ses imposants marbres produits à la flexion des décennies 1960 et 1970 (La Mort du pape, 1967 ; Agonie de la mère, 1971-1972 ou La Mort de l’évêque Neumann, 1976). Tous hésitent entre le groupe ou l’environnement sculpté et l’installation, selon une distribution dans l’espace qui devient le théâtre d’une confrontation des spectateurs avec les œuvres.

La sculpture d’Ipoustéguy ne saurait toutefois se résumer à cette conception d’un visible disséqué que proclame, comme un cri insupportable, la monumentalité d’un écorché à la Ligier-Richier que foudroie le téléphone : Scène de la vie moderne (1976). Dans les séries « Tactiles » et « Situations visuelles », modelages et assemblages qu’il conçut au début des années 1960 comme des petits « théâtres de la main », dans une veine qui n’était dénuée ni d’érotisme ni d’étrangeté, l’artiste interrogeait moins la cécité comme limite, que le toucher comme voie d’accès au monde : le spectateur plongeait la main dans des cubes ou des parallélépipèdes fermés d’un rideau, qui sont comme des anfractuosités habitées ou occupées, en y pénétrant à travers des déchirures, des brèches ou des fentes, pour y découvrir des formes, y éprouver des textures et des objets inconnus. Au fond, Ipoustéguy invitait ici à faire l’expérience sensorielle de la sculpture, de ses volumes et surfaces, à l’aveuglette, par le toucher, en inversant délibérément les termes d’un rapport culturel à l’art qui se fonde sur le regard. Ce qu’il donnait à voir à travers son langage d’incises, d’entailles et de fêlures relève d’une configuration où ce qui est révélé au creux de la matière éclatée et des anatomies entrouvertes devrait pourvoir être préhensible, mais s’entête à demeurer inaccessible, sauf par le regard qui doit convertir l’expérience selon laquelle voir c’est toucher.

Voilà pour ce qu’on pourrait appeler la leçon de sculpture d’Ipoustéguy. Mais qu’en est-il des tables dont Ponge rappela qu’immémorialement, elles portent la loi de la scvlptvre qui appartient elle-même à la nuit des temps ? La dynamique du sculpteur procède, en l’espèce, comme a contrario. En symétrie des œuvres où il donne à voir faute d’offrir à toucher, l’artiste a multiplié les pièces conçues à l’aide de plateaux et de surfaces où le visible est déployé à ciel ouvert, agencé dans tout son éclat, accessible comme sur un étal. Le Monument à Charles Delescluze (1964-1965) est constitué d’une plateforme où se noue le drame historique dont les protagonistes sont de petites figurines semblables à ces soldats de plomb ou de plastique avec lesquels jouaient les petits garçons du XXe siècle : c’est là que le communard Delescluze trouve la mort, le fusil à la main, sur une barricade parisienne, au milieu des ruines. Cette scène est supportée par une sorte de colonne-ossuaire faite de fragments de squelettes contenant un entassement de crânes digne des catacombes, qui rappelle que le cadavre de Delescluze fut jeté dans une fosse commune pour éviter que sa sépulture ne devienne un lieu de pèlerinage ou de ralliement politique. Dans un projet (abandonné) de stèle funéraire à la mémoire de Pierre Overney, le vocable du plateau revient : il traverse le corps du militant maoïste qui fut assassiné par un vigile à l’entrée des usines Renault, à la hauteur de ses épaules sur lesquelles il porte le cadavre d’un travailleur immigré. Ce plateau, sur la tranche duquel on peut lire cette épitaphe elliptique, « Overney, espèce de solidaire. Pour le loup, le pigeon, le tigre, la baleine », est pensé comme le théâtre de la fraternité entre tous les persécutés. L’œuvre sera rejetée par les proches d’Overney, chez lesquels elle suscitera l’incompréhension, « comme si une locomotive trônait dans une cuisine », dira sans amertume Ipoustéguy qui en fera une sorte d’allégorie, poing tendu et sexe en érection pour signifier la lutte, la résistance et la vie continues par-delà la mort (La Mort du frère, 1972). Mais c’est surtout dans l’ensemble céramique Mangeur de gardiens (1970) que la table trouve son expression la plus accomplie : de part et d’autre d’un buste partiellement enveloppé de bandelettes à la bouche ouverte découvrant des dents carnassières, se déploient des empilements de vaisselle et d’ustensiles, des têtes grimaçantes, des fragments anatomiques et des ossements divers formant un ensemble informe et inquiétant, mi-banquet mi-charnier, dont l’étalage au regard donne à voir pleinement la société contemporaine soumise au diktat des gardiens de tous poils. La table de la loi n’est donc pas celle de la loi qu’on croit ; elle régit la société, par la répression, la violence et la mort, auxquelles Ipoustéguy oppose la scvlptvre et ses lois propre, comme art « où la parole est insécable ».

Été 2024
Bertrand Tillier
Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Bertrand Tillier est professeur d’histoire contemporaine (culture visuelle et histoire des médias) à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur des Éditions de la Sorbonne. Il est l’auteur de plusieurs livres sur les objets visuels des XIXe et XXe siècles.

Affiche Ipoustéguy côté jardin