Françoise Monnin, « Ipoustéguy Monumental »
« C’est du lourd » : telle est souvent l’expression familière qui surgit, à l’évocation d’Ipoustéguy. De fait, les monuments que ce maître a essaimés des États-Unis jusqu’au Japon, en Allemagne et en France notamment, frappent d’abord par l’ambition de leurs dimensions – 20 mètres parfois – et par la puissance des figures mises en scène.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Ipoustéguy se passionne pour l’assemblage de modules géométriques, puis pour le surréalisme des situations imaginées par l’inconscient, et pour l’hyperréalisme de la représentation des corps. Incarnant l’essentiel de la société postmoderne, il représente une humanité en marche, courageuse voire frondeuse, forte et libre, toujours emblématique, jamais anecdotique. La tribu de rebâtisseurs, ainsi immortalisée, passe les murailles, résiste aux flots et défie la pesanteur.
S’initiant en autodidacte, avec une énergie inouïe, aux techniques du modelage en ciment, plâtre ou terre, à la découpe de l’acier, à la fonte du bronze et à la taille du marbre, Ipoustéguy réalise, un demi-siècle durant, plusieurs centaines de sculptures, dans des formats souvent spectaculaires. Du Christ à Mac Gee, sa première œuvre monumentale, en 1950, à L’ Âge de la résolution, en 1999, les 15 sculptures présentées ici retracent le parcours de l’un des plus importants sculpteurs français de la fin du XXe siècle. Le plus étonnant, dans le domaine de la figuration !
Certaines de ces œuvres sont à présent fameuses, telle La Terre, exposée à la Documenta de Cassel en 1964, ou Val de Grâce, commandée par le ministère de la Défense en 1977. Mais nombre d’autres créations spectaculaires demeurent méconnues : La Naissance (1968), tellement intense, Maison (1976), si crûe, Scène comique de la vie moderne (1976), dont l’expressionnisme stupéfie, etc. Le format de telles créations a beau être la taille humaine, elles n’en demeurent pas moins colossales, tant leur thème, leur densité et leur intensité nous intimident.
Épatantes également, tout comme les nombreux écrits publiés par Ipoustéguy qui demeurent à ce jour confidentiels : les grandes toiles qu’il réalise entre 1966 et 1968, dans l’atelier parisien que la galerie Claude Bernard met à la disposition des artistes qu’elle défend. Ipoustéguy, entre deux commandes de monuments, renoue avec le dessin, sa formation initiale, embrasse la couleur et célèbre la matière. Dix compositions évoquant l’anatomie, le plaisir, la vie ou la mort, dévoilent ici un aspect inédit de l’œuvre polymorphe, de cet artiste profondément original.
Historienne d’art. Rédactrice en chef du magazine Artension.
Autrice des ouvrages Ipoustéguy sculpteur (éditions Serge Domini / Conseil général de la Meuse, 2003)
et Ipoustéguy peintre, Chirurgie (éditions La Différence, 2006).
2020, texte pour le Centenaire de la naissance du sculpteur
Le Choisy d’Ipoustéguy
« Ici, j’ai connu le Paradis. Maintenant, je prends la route du Purgatoire. En attendant, qui sait, l’Enfer » : ce jour de 2003, alors qu’il ferme pour la dernière fois la porte du 35 rue Chevreul à Choisy-le-Roi, Jean Robert Ipoustéguy conclut avec son humour coutumier les cinquante-six années passées dans cette vaste demeure. C’est là, à l’abri des regards, derrière un haut mur de brique et un grand portail métallique, qu’il a imaginé des sculptures par centaines. Et des dessins, par milliers.
En 1947, lauréat du Premier Prix de Dessin au Concours général et bien décidé à ne plus fabriquer des chaussettes – son premier métier – il travaille avec son professeur des cours du soir de la ville de Paris, Lesbounit, aux fresques et aux vitraux de l’église de Montrouge. C’est alors qu’il entend parler de la maison du céramiste Lenoble, à Choisy. La veuve de cet artiste prête volontiers au jeune homme et à ses amis les ateliers attenants, désaffectés depuis la mort de son époux (1939). Pour vivre, Ipoustéguy donne des cours de dessin à Issy-les-Moulineaux. Et sitôt les leçons terminées, il file désormais à Choisy, où il malaxe la terre, le plâtre, le ciment. Il réalise aussi des assemblages en carton, en métal. « La sculpture ? Une folie », lui dit le fameux galeriste Kahnweiler, qui lui conseille plutôt le dessin. Mais à Choisy l’espace ne demande qu’à être envahi. Les œuvres naissent. Et bientôt les expositions s’enchaînent.
Au début des années 60, signant un contrat avec la galerie Claude Bernard, le sculpteur cesse d’enseigner et investit non seulement les ateliers de Choisy, peu à peu délaissés par ses amis, mais également la vaste maison qu’il achète. À l’étage, il dessine. Au rez-de-chaussée, il entrepose les sculptures. Le lieu est très grand. L’artiste y accueille volontiers de nouveaux amis, séjournant là quelques jours, quelques mois, ou des années. Le jour, chacun vaque à ses occupations. Et les soirées autour des tables en ciment du jardin sont longues, la mare, propice aux bains, et les balançoires, le bonheur des enfants. Il y a là nombre de jeunes intellectuels rêvant d’un monde nouveau – parmi lesquels le futur philosophe André Glucksmann, le futur cinéaste Jacques Kébadian ou le futur ministre Bernard Kouchner –, organisant des réunions, rédigeant des tracts, entreposant des journaux tels que « La cause du peuple ».
Fervent démocrate, Ipoustéguy ne s’engage toutefois pas en politique. « Je n’ai jamais eu de carte de quoi que ce soit dans ma vie. Pas même une carte de société de pêche » ! C’est en sculptant qu’il milite, réalisant à Choisy aussi bien un Christ (1950) en hommage à Mac Gee – un Noir américain exécuté par chaise électrique – qu’un monument à la mémoire de Pierre Overney, jeune militant tué par un vigile de la régie Renault à Boulogne-Billancourt (La mort du frère, 1972).
Les années s’écoulent, jalonnées de séjours à Carrare pour tailler le marbre et de voyages à l’étranger, à l’occasion de grandes expositions personnelles. Copenhague, Rome, New York, Berlin… Ipoustéguy revient toujours avec bonheur à Choisy. Et sitôt qu’une œuvre est vendue, l’argent est utilisé pour en fondre une autre, en bronze.
Les petits formats peuplent la maison, les grands, le jardin. Par une fenêtre, on aperçoit La Femme au bain (1966). Près du portail, trône Val de grâce (1977), chef d’œuvre exceptionnel que son commanditaire, le ministère des armées, refusera des années durant, estimant l’œuvre trop étrangement moderne. Au milieu de tous ces personnages surgissant de la verdure, l’artiste en invente encore et toujours de nouveaux, marquant une pause parfois le temps de dessiner, ou d’écrire quelques pages de romans autobiographiques et surréalistes. De plus en plus solitaire, il reçoit peu de visites à partir des années 80, préférant consacrer toute son énergie à l’invention de formes et de phrases.
En 2003, Ipoustéguy a quatre-vingt trois ans. Célèbre d’Australie jusqu’aux Etats-Unis mais négligé en France, il décline la proposition que lui font alors les membres de l’Académie des beaux-arts. Porter un habit vert pour se croire immortel ? Il n’en a pas besoin. Ses œuvres existent et elles lui survivront longtemps.
Ayant repéré, en Lorraine, une ferme à vendre, située à quelques centaines de mètres de sa maison natale – ses parents, menuisier et coiffeuse, avaient quitté la Meuse en 1930 faute de travail et s’étaient installés en banlieue parisienne en 1937 – il achète le bâtiment. À la très grande fierté des habitants du village. Huit énormes camions assurent le déménagement. Ipoustéguy est de chaque voyage. Il classe tout son œuvre, met en ordre ses archives et offre certaines sculptures à des musées. Adieu, le 35 rue Chevreul. À peine quelques bobines de pellicule en préserveront désormais la mémoire. En 2006, alors qu’il rédige un nouveau livre et qu’il peint des aquarelles, Ipoustéguy meurt certes à Dun-sur-Meuse, où il naquit en 1920. C’est toutefois à Choisy-le-roi qu’il vécut.
Françoise Monnin, Le Choisy d’Ipoustéguy,
Extrait du catalogue, Le 35 rue Chevreul, mai 2010