Évelyne Artaud

EVELYNE ARTAUD : Permettez-moi de suivre cette ligne qui, devenant en sculpture un faisceau de lignes, développe une pluralité de points de vue qui nous met à la fois en mouvement, mais bien sur également en question, d’ou l’enroulement du point d’interrogation. L’effet de l’enroulement de cette ligne dans l’espace est celle d’un déploiement d’énergie : cette conception du volume, de la sculpture comme ouverture sur une multiplicité de points de vue me ramène à votre formulation : « Jamais la ligne droite, toujours au bord de la ligne droite. » Est-ce à comprendre comme une ouverture toujours possible sur le virtuel, sur ce qui n’existe pas encore mais ne doit pas être renvoyé au néant car devant rester un toujours possible ? Serait-ce la le secret de votre étonnante énergie, de votre perpétuelle invention, de votre jeunesse ?

IPOUSTEGUY : Jeunesse ? C’est à cet instant (ô temps, suspends ton vol !) qu’il est préférable pour moi de me taire.

Allons donc, ce secret, est-il là où vous parlez d’une logique sous-jacente, logique quasi irrationnelle qui agirait malgré vous, comme a votre insu, dans et par l’oeuvre et qui se révélerait à vous à présent comme une sorte de fond immuable de vérité ou d’identité première, une sorte d’organigramme qui aurait déjà contenu tous les développements de l’œuvre comme une sorte d’information prémonitoire ?

Pour ne pas battre la campagne comme à mon habitude, je vais essayer de me régler sur l’ordre de vos interrogations. J’embraye donc sur la conception du volume enserré dans un faisceau de lignes et qui place celui qui la réalise dans la position du premier concerné. Il voit, il se voit. Mais alors, ce qui va suivre !… C’est là où se place votre point d’interrogation. L’auteur, cet enragé, engagé dans un sempiternel monologue – en fait, un dialogue intérieur -, voit soudain la chose de son discours aborder les autres, vous aborder…

Notre destin reste celui de la communication, l’œuvre est bien destinée à l’autre.

Immanquablement. Mais à quelle heure lui parviendra-t-elle ? Sortant de vous-même, vous lui parlez, votre voix l’atteindra ici… quelque part… là-bas… un jour…, à moins que votre voix erre jusqu’à rester sans réponse.

Il doit y avoir en fin de compte une conclusion ?

En provoquer une (par forceps) tient souvent aux techniques du comportement. Chacun à la sienne. Ou bien une vigoureuse affirmation la précipite, ou bien la vertu de patience permet de contourner les obstacles.
Tout comme l’habileté, ou la naïveté d’ailleurs. J’ai toujours été soufflé par l’aplomb du Christ qui, à la question posée par Caïphe sur sa filiation divine, répond : « Tu l’as dit.  » Je trouve ça canon, péremptoire et, sous son apparente impassibilité, tenant du rire tonitruant, homérique, rabelaisien. D’un coup, il vient d’investir une position de messie et se l’approprier en retournant la question. C’est une marque d’esprit populaire qu’on retrouve chez Jeanne Dare-Dare… pardon !, Jeanne d’Arc.

Vous vous délectez de ces situations ? Vous aimez donc la parole qui dicte, n’est-ce pas une forme de terrorisme ?

Qui la dicte ? Le dictateur ? Je ne saisis pas bien. Le terrorisme ne commence qu’un revolver à la main, dirigé contre les autres. Les responsabilités sont en nous-mêmes, pas ailleurs, pas chez les autres. II n’y a qu’à ne pas s’engager avec ce qui, de soi, nous gêne.
Nous sommes avertis puisque nous roulons sur la parole de nos bibles, de nos testaments. J’aime les anciens prophètes à cause de leurs sombres prédictions: ça marche toujours… J’aime les nouveaux prophètes à cause de leurs prédictions de bonheur: ça ne marche jamais. J’ai subi le malaxage des enseignements qui ont déterminé mon éthique, d’ailleurs aussi officielle que scolaire. Mais tant qu’un puissant penseur n’aura pas eu la révélation de destituer Bernard Palissy, l’homme exemplaire de mes livres d’école, au profit d’un autre Bernard, Tapie par exemple, je m’interdirai d’exiger la préséance de mon œuvre sur celle des autres : ils m’aiment, ils ne m’aiment pas… Je ne me présente pas aux élections.

N’est-ce pas parole paradoxale pour un sculpteur qui a beaucoup travaillé pour l’espace public par la réalisation d’un grand nombre de sculptures monumentales ?

C’est certainement paradoxal. « Contradictions », « vivantes contradictions », je me souviens d’avoir écrit ces mots sur le catalogue de ma première exposition à la galerie Claude-Bernard, en 1962. Pensez que moi, l’introverti, je me suis ensuite exalté dans l’extroversion avec de grandes sculptures. Cette exploitation de l’espace non confidentiel a été pour moi la possibilité matérielle de survivre. Ainsi la société me fournissait la possibilité soit de rester a nouveau dans mon trou, soit de monter sur l’estrade. Je vous signale que personne ne m’oblige à m’isoler.

Pourtant, vous le faites.

Pourquoi ? On peut conjecturer. Un ami m’a déclaré que je ne veux pas trahir mon père qui, toujours, est resté pauvre et discret. Ou bien une question de gènes ? Il s’appelait Eugène…

Je vois que vous aimez jouer avec les mots.

Ce n’est pas un jeu. C’est plus lancinant que ça. C’est un prurit en quelque sorte une démangeaison chronique, un rhumatisme vieux comme le monde… Joachim du Bellay, dans son sonnet à Diane de Poitiers, chante déjà :
« De votre Dianet (De vostre nom j’appelle
Vostre maison d’Anet) la belle architecture… »
Mais je me débine. Pour en revenir à mes « défections », je me suis longtemps demandé si cela tenait à mon manque d’instruction supérieure. Vous le savez, je n’ai pas appris la sculpture à l’école. Ce n’est qu’en 1950 que je m’y suis mis, en tâtonnant, grâce à la fortuite disponibilité d’un espace : ce jardin ou nous sommes. Par contre, à la fin de mon adolescence, j’ai reçu aux cours du soir de la Ville de Paris les leçons d’un extraordinaire professeur de dessin. Vous me direz qu’un bon élève a toujours un bon professeur. Mais j’insiste : celui-là, Robert Lesbounit, était extraordinaire. Il me rapporta la réponse de Donatello à l’un de ses élèves s’interrogeant sur le secret de la sculpture : « Dessine… dessine… » Et il me passa un petit bouquin d’Alain, Entretiens chez le sculpteur. Ce que c’était beau ! Vous savez quelle conclusion j’en ai tiré ?

Non, dites.

Qu’en dessin, une ligne suffisait. Mais laquelle ? Bien plus tard, j’ai voulu par la sculpture faire résonner cette ligne dans tous les sens jusqu’à l’infini. Cependant, comme il y avait en moi cette décision de flirter avec une trace particulière – la ligne presque droite -, c’était donc que cette sorte de trajet me révélait.
Je dois dire qu’aujourd’hui, la ligne droite, à grande échelle, provient moins d’une exigence intellectuelle que d’un agrément entre la rentabilité et l’investissement. On ne saurait trop insister sur la pression que fait peser l’économie sur l’esthétique urbaine. Les architectes en savent quelque chose… En fait, nous tombons comme une mouche dans un verre de lait, vrombissant des ailes dans ce liquide nourricier autant que mortel, du rapport qualité-prix. Naturellement, dans mes œuvres monumentales, j’ai tenu compte de cette donnée par nécessité d’occuper le plus grand espace possible à moindre frais. Mais dès que, pour les œuvres moins vastes, le prix de la réalisation devenait moins contraignant, je m’évadais de la stricte ligne droite par la bande.

Le dessin a donc ce grand avantage de vous affranchir de cette pression économique.

C’est pourquoi il permet la trace la plus révélatrice de moi-même, une trace comme surprise à sa sortie du néant, à la distance la plus infime qui soit du virtuel. C’est un miracle d’expression qu’on voit à l’état embryonnaire chez l’enfant dont la moindre réaction de menotte signe son appartenance à la vie et démarque la première manifestation de son organigramme. Mais ce n’est pas encore cette pré-science à laquelle vous faites allusion. Celle-ci implique trop une accumulation et une complexité d’expériences pour justifier quelque abstraction au nom de la puérilité, au mieux de l’innocence. C’est pourquoi je ne mets pas sur le même plan dessins d’enfants et dessins de qui possède la maîtrise de son expression.

L’artiste serait comparable à l’homme de science, son art lui aurait donné accès à une certaine forme de connaissance ?

Bien sûr, depuis notre naissance, notre organisme reçoit et ne cesse de recevoir des informations en raz de marée, en cataracte; de jour en jour nous repoussons les limites de notre subconscient, infini comparé au contenu des machines électroniques. Nos insuffisances par rapport à elles ne sont révélées que par notre difficulté d’accès à nos banques de données. Le don de création tiendrait à l’exercice réussi dans la capture de ces informations souveraines.

Souveraines et souterraines…

Évelyne Artaud
Critique d’art et commissaire d’exposition
Extrait du livre d’entretiens « Ipoustéguy, parlons… », éditions Diagonales, 1993
Voir son portrait : https://www.youtube.com/watch?v=_3YG5dosJ1A