Dieter Ruckhaberle
L’expérience qui nous meut à la lecture d’Ulysse de Joyce – c’est exactement cela – ou encore celle de l’homme sans qualités de Robert Musil, c’est ce qui nous meut à la rencontre de l’œuvre d’Ipoustéguy. Ce n’est pas l’affaire de tout le monde. Chacun n’a pas été touché au cœur par «la terre» et par «l’homme», présentés à l’occasion de la troisième Documenta à Kassel. L’émotion profonde émanant d’une œuvre d’art qui d’abord se propage dans les ganglions des appréciateurs de l’art, et qui souvent seulement se propage après des années et des décennies, souvent même après la mort de l’artiste seulement quand la haine des pénibles inébranlables s’épuise dans le nil nisi bene – cette émotion profonde est rare. Ecbatane à Berlin sur l’avant-place de Centre International de Congrès, c’est une grande victoire.
La découverte de la réalité et sa connaissance ne se font pas sans outils tels que télescope, microscope, béquilles, chaises roulantes, escaliers, angles, portes d’entrée, caves ou lampes.
Philosophie, arts, littérature, musique, puis des expériences produites de façon artistique, certaines sortes de cirque, le mouvement et la paix, tous ils changent notre conscience, chez quelques uns d’abord qui de leur part se hâtent tels des intoxiqués de stupéfiants à communiquer les restes souvent mutilés de leurs propres expériences.
C’est pourtant le devoir de l’artiste d’insister sur la vérité inaltérée. (Forcer les réactionnaires, qui ne semblent rien aussi craindre qu’une nouvelle découverte, à rendre possible cette communication, c’est là le devoir des éditeurs, des arrangeurs d’expositions, des agents de concerts.) La précision qui dirige Jean Ipoustéguy dans son travail et qui l’amène à bien calculer d’avance les problèmes qui vont surgir en fin d’œuvre, c’est la même dont il s’applique dans ce que l’on appelle communément la vie quotidienne. Homme modeste il vit dans son atelier dans un faubourg parisien, cachant le génie toujours sous sa personne. Blaguant, de gentil geste, à table bientôt ou versant un verre il reste toujours tout compagnon tout penseur exact, un homme précis, un homme complexe, mais toujours tout simple.
Bonté et dureté, un amour pour tout et chacun, de raison fraiche et résolu. Le voilà capable de tailler dans un bloc de marbre blanc cette idée: sous une couverture deux personnes, faisant l’amour, ensommeillés: «Erose en sommeil». Erose, c’est un jeu de mots d’Ipoustéguy. L’Eros grecque devenu femme avec un flaire de – le prononcer, c’est déjà trop dire – de sexe. Les mains jointes.
«Schlafende Liebe» nous avons cherché longuement d’après cette traduction et nous l’avons trouvée finalement à l’aide de Beethoven opus 110.
A présent les Berlinois et leurs hôtes vont recevoir «Alexandre en face d’Ecbatane» sur l’avant-place de leur Centre de Congrès. Le jury s’est décidé, de même le sénateur de constructions publiques, de même aussi les artistes berlinois associés dans l’association professionnelle des artistes qui se sont solidarisés avec leur collègue français au cour de la phase la plus acharnée des discussions publiques. Comment les citoyens de cette ville et leurs hôtes vont-ils se décider? Ils vont recevoir la statue d’un dieu dans leur cité, celle d’un dieu païen en plus, une sculpture qui thématise l’homme et le pouvoir et non seulement Alexandre en face d’Ecbatane. La cité va changer. Elle s’est imposée une prétention d’esprit à elle-même. Cela ne compte-t-il pas? Au lieu d’un décor pour un bâtiment une prétention de savoir? Non pas à sens unique. Sans explication trop simple. Mais des relations de formes qui en même temps font «l’homme dans sa ville». Ce sont notre pouvoir et notre défaillance à l’égard des choses.
S’il est de la qualité d’un acte dans l’histoire d’avoir découvert la valeur utile des choses (Gebrauchswert-seite), comme l’un des illustres étudiants berlinois d’autre temps l’a formulé, d’après lequel on a nommé une rue principale à Neukölln (département de la ville de Berlin ouest); si le progrès consiste à découvrir de nouveaux problèmes, à les poser et les résoudre, alors il y a un acte historique dans le travail de ceux qui recherchent et qui retiennent des nouvelles connaissances, des sentiments, des expériences spatiales, des nouvelles qualités auditives et visuelles. Et chaque nouvelle découverte sur l’homme et ce qui l’entoure contribue à ce progrès. Qu’est-ce alors la productivité d’un artiste? Et s’il s’appelle Ipoustéguy? A vous de trouver votre réponse.
Dieter Ruckhaberle
Directeur de la Khunsthalle de Berlin
Extrait de la préface du catalogue de la rétrospective de 1979, le Cercle d’Art