Alain Bosquet, « Ipoustéguy le grand : rupture, fissures, fêlures »

N’en déplaise aux soudeurs de ferraille, aux mouleurs de silhouettes en plâtre, aux tisseurs d’étoffes, aux pyromanes de la matière, aux écumeurs de poubelles, aux machinistes qui actionnent des mécaniques à soupirer, à cracher ou à gémir, aux ingénieurs de vrais et faux sémaphores, aux collectionneurs de poutres et aux chiffonniers, il n’existe en France qu’un seul grand sculpteur depuis un quart de siècle : Jean Ipoustéguy.

Bien sûr, il n’est point inconnu et sa renommée est de bon aloi, mais il y a encore trop de gogos qui se dispersent entre les idolâtres de l’objet, pour lui permettre d’accéder enfin au rang qui est le sien. Ailleurs, dans les musées les plus prestigieux, que ce soit aux Etats-Unis, au Danemark, en Allemagne ou en Suisse, on le fête dignement : chez nous, on a tendance à le reléguer avec quelque gêne parmi les classiques […] Il faut, de la part du spectateur, un peu d’intériorité, un peu de réflexion, un peu de philosophie, pour se mesurer à ces petits et à ces grands formats, qui remettent en cause, comme sans doute la sculpture ne l’a jamais fait depuis Boccioni et Moore, la nature de l’homme fixée dans le marbre ou le bronze, avec les milles interrogations que cela suppose.

Une première période -si on veut simplifier – a permis aux masses bleues d’Ipoustéguy d’affirmer qu’entre I’abstraction et la figuration les frontières sont multiples : l’élément biologique et l’élément géométrique savent se conjurer en donnant aux masses une tonalité affective très forte. Une sculpture tragique, sans les attitudes théâtrales de la tragédie ni la distorsion de quelque visage que ce soit voilà qui était révolutionnaire, dès la fin des années cinquante.
Plus tard, en des Carrare d’une singulière pureté, Ipoustéguy a sculpté des corps de gisants, des êtres morts ou simplement en état de métamorphose constante. C’est la notion de rupture obligatoire qui prenait tout son élan : le corps humain n’est pas d’un tenant, mais suppose des parties sectionnées et la séparation des organes ou des membres qui le composent. ll en résulte, sur le plan plastique, une étonnante impression de mobilité. Là encore le don de la vie et la présence de la mort se complètent. ll faut remonter au XVIe siècle pour trouver pareille intensité et pareille mise en garde métaphysique.
Plus récemment, on découvrait chez Ipoustéguy une période qu’on peut qualifier d’élégiaque: en peinture, on dirait un penchant pour les natures mortes, des fruits notamment, qui sont comme traversées par des surfaces planes, ou qui sont sur le point d’éclater. Cette veine familière ne le distrayait pas de son activité principale, qui est de traiter le corps en ses multiples miroirs. Ainsi doivent s’entendre les œuvres de ses expositions actuelles. Ipoustéguy, dans ses portraits, prend une tête expressive, qu’il couche ou qu’il penche, par exemple. Si certains traits sont presque réalistes, il propulse le crâne vers l’extérieur par des bandes ajourées, afin de mieux rendre un mouvement qui s’achève en un réseau de lignes et de surfaces abstraites. Mais cela ne saurait suffire à l’intensité du sujet : il donne à la même tête une sorte de double qu’on peut prendre pour un profil en deux dimensions. On a donc affaire à deux interprétations du crâne, I’une pleine d’excroissances dynamiques et l’autre, qui est soudée à elle, presque inerte. Il en résulte un sentiment de dualité de la même personne, pourvue comme de deux mentalités Des femmes, au lieu de se contenter d’une anatomie unique, se voient enveloppées de larges draps, ou rouleaux, ou étoffes, d’où elles émergent tout en en faisant partie.
Pour souligner tel ou tel élément, Ipoustéguy peut, ici et là, jouer avec les vides, les trous, les blancs pourrait-on dire. L’humour et la virtuosité veulent qu’un personnage peut posséder trois ou même quatre profils : l’un est bosselé, le deuxième est en suspension dans le vide, le troisième est solide mais comme volontairement réduit à une épure, le quatrième est en négatif. La leçon de Gargallo est poussée jusqu’à l’extrême, et celle de Moore acquiert une étrange vélocité.

Chaque personnage est à la fois présent et absent, solide et désintégré, réel et rêveur, palpable et évanescent. La sculpture a l’air de s’enrouler autour d’elle-même. Aucune n’échappe à une très savante économie de ruptures, de fissures, de fêlures. Il n’existe plus de ressemblance : elle doit être double ou triple, niée mais ressuscitée sans cesse. Un art du bronze qui invite à la réflexion sur la nature de I’Homme et sur ses différentes identités, voilà qui est nouveau et fécond.

Jean Ipoustéguy, en plus de son art souverain et prométhéen, nous donne l’envie de nous redemander: qui sommes-nous ? Même le bronze a chez lui le droit à la profonde introspection.

Alain Bosquet
Poète et écrivain
Le Quotidien de Paris. 5 novembre 1990
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